Elle a poussé son lit contre le mur, pour mieux profiter de la faible chaleur du radiateur. Couchée comme ça, son nez est presque collé contre la vitre. Les yeux tournés vers les arbres décharnés de la rue, elle ne trouve plus d’issue à rien. Elle a l’étrange certitude qu’il est inutile de se battre. Qu’elle ne peut que se laisser flotter, envahir, dépasser, rester passive face aux circonstances. La veille elle a ramassé les enveloppes. Elle les a ouvertes et déchirées, une à une. Elle a jeté les morceaux dans l’évier et elle a ouvert le robinet. Une fois mouillés, les bouts de papier se sont agglutinés et ont formé une pâte immonde qu’elle a regardée se désagréger sous le filet d’eau brûlante. Le téléphone sonne, encore et encore. Louise a jeté le portable sous un coussin mais la sonnerie stridente l’empêche de se rendormir.
Dans l’appartement, Myriam piétine, affolée, sa robe d’avocat posée sur le fauteuil rayé. « Elle ne reviendra pas, dit-elle à Paul. Ce ne serait pas la première fois qu’une nounou disparaît du jour au lendemain. Des histoires comme ça, j’en ai entendu plein. » Elle essaie de rappeler et face au silence de Louise elle se sent complètement démunie. Elle s’en prend à Paul. Elle l’accuse d’avoir été trop dur, d’avoir traité Louise comme une simple employée. « Nous l’avons humiliée », conclut-elle.
Paul tente de raisonner sa femme. Louise a peut-être un problème, il est sans doute arrivé quelque chose. Jamais elle n’aurait osé les laisser comme ça, sans explications. Elle qui est tellement attachée aux enfants ne pourrait pas partir sans dire au revoir. « Au lieu d’échafauder des scénarios délirants, tu devrais chercher son adresse. Regarde sur son contrat. Si elle n’a pas répondu dans une heure, je vais chez elle. »
Myriam est accroupie, en train de fouiller dans les tiroirs, quand le téléphone sonne. D’une voix à peine audible, Louise présente ses excuses. Elle est si malade qu’elle n’a pas réussi à sortir du lit. Elle s’est rendormie au matin et n’a pas entendu son téléphone. Dix fois au moins elle répète : « Je suis désolée. » Myriam est prise de court par cette explication si simple. Elle se sent un peu honteuse de n’avoir pas pensé à ça, un banal problème de santé. Comme si Louise était infaillible, que son corps ne pouvait pas connaître la fatigue ou la maladie. « Je comprends, répond Myriam. Reposez-vous, nous allons trouver une solution. »
Paul et Myriam appellent des amis, des collègues, leur famille. Quelqu’un finit par leur donner le numéro d’une étudiante « qui peut dépanner » et qui, par chance, accepte de se déplacer immédiatement. La jeune fille, une jolie blonde de vingt ans, n’inspire pas confiance à Myriam. En entrant dans l’appartement, elle ôte lentement ses bottines à talons. Myriam remarque qu’elle a un affreux tatouage dans le cou. Aux recommandations de Myriam, elle répond « Oui » sans avoir l’air de rien comprendre, comme pour se débarrasser de cette patronne nerveuse et insistante. Avec Mila, qui somnole sur le canapé, elle surjoue la complicité. Elle mime l’inquiétude maternelle, elle qui n’a même pas fini d’être une enfant.
Mais c’est le soir, quand elle rentre chez elle, que Myriam est le plus accablée. L’appartement est dans un désordre immonde. Des jouets traînent partout dans le salon. La vaisselle sale a été jetée dans l’évier. De la purée de carottes a séché sur la petite table. La jeune fille se lève, soulagée comme un prisonnier qu’on libère de l’étau de sa cellule. Elle empoche les billets et court vers la porte, son portable à la main. Plus tard, Myriam découvre sur le balcon une dizaine de mégots de cigarettes roulées et sur la commode bleue, dans la chambre des enfants, une glace au chocolat qui a fondu, abîmant la peinture du meuble.
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Pendant trois jours, Louise fait des cauchemars. Elle ne sombre pas dans le sommeil mais dans une léthargie perverse, où ses idées se brouillent, où son malaise s’amplifie. La nuit, elle est habitée par un hurlement intérieur qui lui déchire les entrailles. La chemise collée au torse, les dents qui grincent, elle creuse le matelas du canapé-lit. Elle a l’impression que son visage est maintenu sous le talon d’une botte, que sa bouche est pleine de terre. Ses hanches s’agitent comme la queue d’un têtard. Elle est totalement épuisée. Elle se réveille pour boire et aller aux toilettes, et retourne dans sa niche.
Elle émerge du sommeil comme on remonte des profondeurs, quand on a nagé trop loin, que l’oxygène manque, que l’eau n’est plus qu’un magma noir et gluant et qu’on prie pour avoir assez d’air encore, assez de force pour regagner la surface et prendre une vorace inspiration.
Dans son petit carnet à la couverture fleurie, elle a noté le terme qu’avait utilisé un médecin de l’hôpital Henri-Mondor. « Mélancolie délirante ». Louise avait trouvé ça beau et dans sa tristesse s’était subitement introduite une touche de poésie, une évasion. Elle l’a noté, de son écriture étrange, faite de majuscules tordues et appuyées. Sur les feuilles de ce petit carnet, les mots ressemblent à ces branlants édifices en bois qu’Adam construit pour le seul plaisir de les voir s’écrouler.
Pour la première fois, elle pense à la vieillesse. Au corps qui se met à dérailler, aux gestes qui font mal jusqu’au fond des os. Aux frais médicaux qui grossissent. Et puis l’angoisse d’une vieillesse morbide, couchée, malade, dans l’appartement aux vitres sales. C’est devenu une obsession. Elle hait cet endroit. L’odeur de la moisissure qui s’échappe de la cabine de douche l’obsède. Elle la sent jusque dans sa bouche. Tous les joints, tous les interstices se sont remplis de mousse verdâtre et elle a beau les gratter avec rage, elle renaît dans la nuit, plus dense que jamais.
Une haine monte en elle. Une haine qui vient contrarier ses élans serviles et son optimisme enfantin. Une haine qui brouille tout. Elle est absorbée dans un rêve triste et confus. Hantée par l’impression d’avoir trop vu, trop entendu de l’intimité des autres, d’une intimité à laquelle elle n’a jamais eu droit. Elle n’a jamais eu de chambre à elle.
Après deux nuits d’angoisse, elle se sent prête à reprendre le travail. Elle a maigri et son visage de petite fille, pâle et creusé, s’est allongé comme sous les coups. Elle se coiffe, se maquille. Elle se calme à coups d’ombre à paupières mauve.
À 7 h 30, elle ouvre la porte de l’appartement rue d’Hauteville. Mila, dans son pyjama bleu, court vers la nounou. Elle lui saute dans les bras. Elle dit : « Louise, c’est toi ! Tu es revenue ! »
Dans les bras de sa mère, Adam se débat. Il a entendu la voix de Louise, il a reconnu son odeur de talc, le bruit léger de son pas sur le parquet. Il pousse de ses petites mains le torse de sa mère qui, souriante, offre son enfant à la tendresse de Louise.
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Dans le frigidaire de Myriam, il y a des boîtes. De toutes petites boîtes, posées les unes sur les autres. Il y a des bols, recouverts de papier aluminium. Sur les étagères en plastique, on trouve de petits morceaux de citron, un bout défraîchi de concombre, un quart d’oignon dont l’odeur envahit la cuisine dès qu’on ouvre la porte du frigo. Un morceau de fromage, dont il ne reste que de la croûte. Dans les boîtes, Myriam trouve quelques petits pois qui ont perdu leur rondeur et leur vert éclatant. Trois pâtes. Une cuillerée de bouillie. Un effiloché de dinde qui ne nourrirait pas un moineau mais que Louise a quand même pris le soin de ranger.