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C’est, pour Paul et Myriam, un sujet de plaisanteries. Cette lubie de Louise, cette phobie de jeter la nourriture, commence par les faire rire. La nounou racle les boîtes de conserve, elle fait lécher les pots de yaourt aux enfants. Ses employeurs trouvent cela ridicule et touchant.

Paul se moque de Myriam quand elle descend, en pleine nuit, les poubelles qui contiennent des restes non consommés ou un jouet de Mila qu’ils n’ont pas le courage de réparer. « Tu as peur de te faire gronder par Louise, reconnais-le ! » et il la poursuit dans la cage d’escalier en riant.

Ils s’amusent de voir Louise étudier avec une grande concentration les prospectus déposés dans la boîte aux lettres par les enseignes du quartier et qu’ils ont, machinalement, l’habitude de jeter. La nounou collectionne les bons de réduction qu’elle présente fièrement à Myriam et cette dernière a honte de trouver ça idiot. D’ailleurs Myriam prend Louise pour exemple devant son mari et ses enfants. « Louise a raison. C’est nul de gaspiller. Il y a des enfants qui n’ont rien à manger. »

Mais au bout de quelques mois, cette manie devient un sujet de tensions. Myriam reproche à Louise ses obsessions. Elle se plaint de la rigidité de la nounou, de sa paranoïa. « Qu’elle fouille dans la poubelle après tout, je n’ai pas de comptes à lui rendre », affirme-t-elle à un Paul convaincu qu’il faut s’émanciper du pouvoir de Louise. Myriam se montre ferme. Elle interdit à Louise de donner aux enfants des produits périmés. « Oui, même périmés d’un jour. C’est tout, ça ne se discute pas. »

Un soir, alors que Louise se remet à peine de sa maladie, Myriam rentre tard. L’appartement est plongé dans le noir et Louise attend derrière la porte, son manteau sur le dos et son sac à la main. Elle dit à peine au revoir et se précipite dans l’ascenseur. Myriam est trop fatiguée pour réfléchir ou pour s’en émouvoir.

« Louise fait la tête. Et après ? »

Elle pourrait se jeter sur le canapé et s’endormir, tout habillée, ses chaussures encore aux pieds. Mais elle se dirige vers la cuisine, pour se servir un verre de vin. Elle a envie de s’asseoir un instant dans le salon, de boire un verre de vin blanc très froid, de se détendre en fumant une cigarette. Si elle n’avait pas peur de réveiller les enfants, elle prendrait même un bain.

Elle entre dans la cuisine et allume la lumière. La pièce a l’air encore plus propre que d’habitude. Il y flotte une forte odeur de savon. La porte du frigidaire a été nettoyée. Rien ne traîne sur le plan de travail. La hotte ne porte aucune trace de graisse, les poignées des placards ont été passées à l’éponge. Et la vitre, en face d’elle, est d’une propreté éclatante.

Myriam s’apprête à ouvrir le frigidaire quand elle la voit. Là, au centre de la petite table où mangent les enfants et leur nounou. Une carcasse de poulet est posée sur une assiette. Une carcasse luisante, sur laquelle ne reste pas le moindre bout de chair, pas la plus petite trace de viande. On dirait qu’un vautour l’a rongée ou un insecte entêté, minutieux. Une mauvaise bête en tout cas.

Elle fixe le squelette marron, son échine ronde, ses os pointus, la colonne vertébrale lisse et nette. Les cuisses ont été arrachées mais les ailes, tordues, sont encore là, les articulations distendues, prêtes à rompre. Le cartilage luisant, jaunâtre, ressemble à du pus séché. À travers les trous, entre les petits os, Myriam voit l’intérieur vide du thorax, noir et exsangue. Il n’y a plus de viande, plus d’organes, rien de putrescible sur ce squelette, et pourtant, il semble à Myriam que c’est une charogne, un immonde cadavre qui continue de pourrir sous ses yeux, là, dans sa cuisine.

Elle en est sûre, elle a jeté le poulet ce matin même. La viande n’était plus consommable, elle allait ainsi éviter à ses enfants d’être malades. Elle se souvient très bien qu’elle a secoué le plat au-dessus du sac-poubelle et que la bête est tombée, entourée de graisse gélatineuse. Elle s’est écrasée dans un bruit sourd au fond de la corbeille et Myriam a dit « beurk ». Cette odeur, au petit matin, l’a écœurée.

Myriam s’approche de la bête qu’elle n’ose pas toucher. Cela ne peut pas être une erreur, un oubli de Louise. Encore moins une plaisanterie. Non, la carcasse sent le liquide vaisselle à l’amande douce. Louise l’a lavée à grande eau, elle l’a nettoyée et elle l’a posée là comme une vengeance, comme un totem maléfique.

Plus tard, Mila a tout raconté à sa mère. Elle riait, elle sautait en expliquant comment Louise leur avait appris à manger avec les doigts. Debout sur leurs chaises, Adam et elle ont gratté les os. La viande était sèche et Louise les a autorisés à boire de grands verres de Fanta en mangeant, pour ne pas s’étouffer. Elle était très attentive à ne pas abîmer le squelette et elle ne quittait pas la bête des yeux. Elle leur a dit que c’était un jeu et qu’elle les récompenserait s’ils suivaient très attentivement les règles. Et à la fin, pour une fois, ils ont eu droit à deux bonbons acidulés.

Hector Rouvier

Dix ans ont passé, mais Hector Rouvier se rappelle parfaitement les mains de Louise. C’est ce qu’il touchait le plus souvent, ses mains. Elles avaient une odeur de pétales écrasés et ses ongles étaient toujours vernis. Hector les serrait, les tenait contre lui, il les sentait sur sa nuque quand il regardait un film à la télévision. Les mains de Louise plongeaient dans l’eau chaude et frottaient le corps maigre d’Hector. Elles faisaient mousser le savon dans ses cheveux, glissaient sous ses aisselles, lavaient son sexe, son ventre, ses fesses.

Couché sur son lit, le visage enfoncé dans l’oreiller, il soulevait le haut de son pyjama pour signifier à Louise qu’il attendait ses caresses. Du bout des ongles, elles parcouraient le dos de l’enfant dont la peau s’alarmait, frissonnait, et il s’endormait, apaisé et un peu honteux, devinant vaguement l’étrange excitation dans laquelle les doigts de Louise l’avaient plongé.

Sur le chemin de l’école, Hector serrait très fort les mains de sa nounou. Plus il grandissait, plus ses paumes s’élargissaient et plus il craignait de broyer les os de Louise, ses os de biscuit et de porcelaine. Les phalanges de la nounou craquaient dans la paume de l’enfant et parfois, Hector pensait que c’était lui qui donnait la main à Louise et lui faisait traverser la rue.

Louise n’a jamais été dure, non. Il ne se souvient pas de l’avoir vue se mettre en colère. Il en est certain, elle n’a jamais porté la main sur lui. Il a gardé d’elle des images floues, informes, malgré les années passées auprès d’elle. Le visage de Louise lui semble lointain, il n’est pas sûr qu’il la reconnaîtrait aujourd’hui s’il la croisait par hasard dans la rue. Mais le contact de sa joue, molle et douce ; l’odeur de sa poudre, qu’elle appliquait matin et soir ; la sensation de ses collants beiges contre son visage d’enfant ; la façon étrange qu’elle avait de l’embrasser, y mettant parfois les dents, le mordillant comme pour lui signifier la sauvagerie soudaine de son amour, son désir de le posséder tout entier. De tout cela, oui, il se souvient.

Il n’a pas oublié, non plus, ses talents de pâtissière. Les gâteaux qu’elle apportait devant l’école et la façon dont elle se réjouissait de la gourmandise du petit garçon. Le goût de sa sauce tomate, sa façon de poivrer les steaks qu’elle cuisait à peine, sa crème aux champignons sont des souvenirs qu’il convoque souvent. Une mythologie liée à l’enfance, au monde d’avant les repas surgelés devant l’écran de son ordinateur.