Il se souvient aussi, ou plutôt il croit se souvenir, qu’elle était d’une patience infinie avec lui. Avec ses parents, la cérémonie du coucher tournait souvent mal. Anne Rouvier, sa mère, perdait patience quand Hector pleurait, suppliait de laisser la porte ouverte, demandait une autre histoire, un verre d’eau, jurait qu’il avait vu un monstre, qu’il avait encore faim.
« Moi aussi, lui avait avoué Louise, j’ai peur de m’endormir. » Elle avait de l’indulgence pour les cauchemars et elle était capable de lui caresser les tempes pendant des heures et d’accompagner, de ses longs doigts qui sentaient la rose, sa route vers le sommeil. Elle avait convaincu sa patronne de laisser une lampe allumée dans la chambre de l’enfant. « On n’a pas besoin de lui infliger une telle terreur. »
Oui, son départ a été une déchirure. Elle lui a manqué, atrocement, et il a détesté la jeune fille qui l’a remplacée, une étudiante qui venait le chercher à l’école, qui lui parlait anglais et qui, comme le disait sa mère, « le stimulait intellectuellement ». Il en a voulu à Louise d’avoir déserté, de n’avoir pas tenu les promesses enflammées qu’elle avait faites, d’avoir trahi les serments de tendresse éternelle, après avoir juré qu’il était le seul et que personne ne pourrait le remplacer. Un jour, elle n’a plus été là et Hector n’a pas osé poser de questions. Il n’a pas su pleurer cette femme qui l’avait quitté car malgré ses huit ans, il avait l’intuition que cet amour-là était risible, qu’on se moquerait de lui et que ceux qui s’apitoyaient faisaient un peu semblant.
Hector baisse la tête. Il se tait. Sa mère est assise sur une chaise, à côté de lui, et elle pose sa main sur son épaule. Elle lui dit : « C’est bien, mon chéri. » Mais Anne est agitée. Elle a, face aux policiers, des regards de coupable. Elle cherche quelque chose à avouer, une faute qu’elle aurait commise il y a longtemps et qu’ils voudraient lui faire payer. Elle a toujours été comme ça, innocente et paranoïaque. Elle n’a jamais passé une douane sans transpirer. Un jour, elle a soufflé, sobre et enceinte, dans un éthylotest persuadée qu’elle se ferait arrêter.
Le capitaine, une jolie femme dont les épais cheveux bruns sont retenus en queue-de-cheval, s’assoit sur son bureau, face à eux. Elle demande à Anne comment elle est entrée en contact avec Louise et les raisons qui l’ont poussée à l’engager comme nounou pour ses enfants. Anne répond calmement. Elle ne veut qu’une chose, satisfaire la policière, la mettre sur une piste et, surtout, savoir de quoi Louise est accusée.
Louise lui a été conseillée par une amie. Elle lui en avait dit le plus grand bien. Et d’ailleurs, elle-même a toujours été satisfaite de sa nounou. « Hector, vous le constatez vous-même, était très attaché à elle. » Le capitaine sourit à l’adolescent. Elle retourne derrière son bureau, ouvre un dossier et demande :
« Est-ce que vous vous souvenez du coup de fil de Mme Massé ? Il y a un peu plus d’un an, en janvier ?
— Mme Massé ?
— Oui, rappelez-vous. Louise vous avait donné comme référence et Myriam Massé voulait savoir ce que vous pensiez d’elle.
— C’est vrai, je m’en souviens. Je lui ai dit que Louise était une nounou d’exception. »
Ils sont assis depuis plus de deux heures dans cette pièce froide, qui ne leur offre aucune distraction. Le bureau est bien rangé. Aucune photographie ne traîne. Il n’y a pas d’affiches placardées au mur, aucun avis de recherche. Le capitaine s’arrête parfois au milieu d’une phrase et sort du bureau en s’excusant. Anne et son fils la voient à travers la vitre répondre à son portable, chuchoter à l’oreille d’un collègue ou boire un café. Ils n’ont pas envie de se parler, même pour se distraire. Assis côte à côte, ils s’évitent, ils font semblant d’oublier qu’ils ne sont pas seuls. Ils se contentent de souffler fort, de se lever pour faire le tour de leur chaise. Hector consulte son portable. Anne tient son sac en cuir noir entre ses bras. Ils s’ennuient mais ils sont trop polis et trop peureux pour montrer à la policière le moindre signe d’agacement. Épuisés, soumis, ils attendent d’être libérés.
Le capitaine imprime des documents qu’elle leur tend.
« Signez ici et là aussi, s’il vous plaît. »
Anne se penche vers la feuille et sans lever les yeux, elle demande, d’une voix blanche :
« Louise, qu’est-ce qu’elle a fait ? Que s’est-il passé ?
— Elle est accusée d’avoir tué deux enfants. »
Le capitaine a les yeux cernés. Des poches violettes et gonflées alourdissent son regard et, bizarrement, la rendent plus jolie encore.
Hector sort dans la rue, dans la chaleur du mois de juin. Les filles sont belles et il a envie de grandir, d’être libre, d’être un homme. Ses dix-huit ans lui pèsent, il voudrait les laisser derrière lui, comme il a laissé sa mère devant la porte du commissariat, hébétée, transie. Il se rend compte que ce n’est pas la surprise ou la stupéfaction qu’il a d’abord ressenties tout à l’heure, face à la policière, mais un immense et douloureux soulagement. Une jubilation, même. Comme s’il avait toujours su qu’une menace avait pesé sur lui, une menace blanche, sulfureuse, indicible. Une menace que lui seul, de ses yeux et de son cœur d’enfant, était capable de percevoir. Le destin avait voulu que le malheur s’abatte ailleurs.
Le capitaine a eu l’air de le comprendre. Tout à l’heure, elle a scruté son visage impassible et elle lui a souri. Comme on sourit aux rescapés.
✩
Toute la nuit, Myriam pense à cette carcasse posée sur la table de la cuisine. Dès qu’elle ferme les yeux, elle imagine le squelette de l’animal, juste là, à côté d’elle, dans son lit.
Elle a bu son verre de vin d’un trait, la main sur la petite table, surveillant la carcasse du coin de l’œil. Elle répugnait à la toucher, à en sentir le contact. Elle avait le sentiment bizarre que quelque chose pourrait alors se passer, que l’animal pourrait reprendre vie et lui sauter au visage, s’accrocher à ses cheveux, la pousser contre le mur. Elle a fumé une cigarette à la fenêtre du salon et elle est retournée dans la cuisine. Elle a enfilé une paire de gants en plastique et elle a jeté le squelette dans la poubelle. Elle aussi jeté l’assiette et le torchon qui reposait à côté. Elle a descendu à toute vitesse les sacs noirs et a refermé violemment la porte du local derrière elle.
Elle s’est mise au lit. Son cœur cognait dans sa poitrine au point qu’elle avait du mal à respirer. Elle a essayé de dormir puis, n’y tenant plus, elle a appelé Paul et, en larmes, elle lui a raconté cette histoire de poulet. Il trouve qu’elle dramatise. Il rit de ce mauvais scénario de film d’horreur. « Tu ne vas quand même pas te mettre dans des états pareils pour une histoire de volaille ? » Il essaie de la faire rire, de la faire douter de la gravité de la situation. Myriam lui raccroche au nez. Il essaie de rappeler mais elle ne répond pas.
Son insomnie est habitée de pensées accusatrices puis de culpabilité. Elle commence par agonir Louise. Elle se dit qu’elle est folle. Dangereuse peut-être. Qu’elle nourrit contre ses patrons une haine sordide, un appétit de vengeance. Myriam se reproche de n’avoir pas mesuré la violence dont Louise est capable. Elle avait déjà remarqué que la nounou pouvait se mettre en colère pour ce genre de choses. Une fois Mila a perdu un gilet à l’école et Louise en a fait une maladie. Tous les jours, elle parlait à Myriam de ce gilet bleu. Elle s’était juré de le retrouver, avait harcelé l’institutrice, la gardienne et les cantinières. Un lundi matin, elle a trouvé Myriam en train d’habiller Mila. La petite portait le gilet bleu.