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JACQUES CHIRAC

en collaboration avec

Jean-Luc Barré

CHAQUE PAS DOIT ÊTRE UN BUT

MÉMOIRES

« Ce n’est pas assez de faire des pas qui doivent un jour conduire au but, chaque pas doit être lui-même un but en même temps qu’il nous porte en avant. »

Goethe
Conversations avec Eckermann

À mon petit-fils Martin

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LES MILLE SOURCES

Je garde à portée de main, depuis longtemps, un document personnel résumant les grandes étapes de l’évolution de la Vie, de la Terre et de l’Univers. Cette fiche chronologique, qui remonte aux sources mêmes de notre histoire collective, ne m’a jamais quitté, que ce soit dans la vie courante ou dans l’exercice du pouvoir, à l’Élysée ou lors de mes déplacements à l’étranger. Il m’est souvent arrivé de l’extraire de ma serviette et de m’y plonger quand une réunion me paraissait traîner en longueur ou se perdre dans des débats inutiles.

Le fait de consulter régulièrement un tel document m’a sans doute conforté dans une certaine idée de la relativité des choses, aidé à préserver la distance, le recul nécessaire à une meilleure compréhension des hommes et des événements. Celui-ci demeure aujourd’hui une de mes références les plus précieuses pour apprécier, sur la durée, l’importance des enjeux auxquels notre planète est confrontée, et interpréter la psychologie des peuples et de leurs dirigeants à la lumière des traditions, des façons d’être, de vivre et de penser qui l’ont façonnée de longue date.

Dès mon adolescence, en même temps que je découvrais, au musée Guimet, le génie des civilisations asiatiques, je me suis intéressé à l’histoire de l’Homme. Savoir d’où nous venons et où nous allons, quels liens nous unissent aux peuples les plus anciens, comment s’est forgée la trame de nos identités, de nos cultures, de nos croyances, de notre mode de vie, et quel sera l’avenir de notre espèce, sans doute vouée, comme toutes les autres, à disparaître : ces questions n’ont cessé, avec les années, de nourrir ma réflexion politique et d’inspirer ma vision des problèmes nationaux et internationaux. Si je m’interroge sur les raisons profondes de mon engagement durant plus de quarante années de vie publique, j’aboutis immanquablement à la conclusion que tout est lié chez moi à cette passion de l’humain, de tout ce qui fait l’originalité de chaque être et le génie singulier, à mes yeux irremplaçable, de chaque race et de chaque nation.

Rien, par ailleurs, ne me prédestinait vraiment à accomplir une carrière politique. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je n’ai pas grandi dans l’obsession d’accéder, un jour, aux plus hautes charges de l’État. Longtemps, mes aspirations, mes rêves ont été différents, même s’il s’agissait toujours, d’une manière ou d’une autre, de servir mon pays. Après avoir envisagé une carrière dans l’armée au moment de la guerre d’Algérie, pour laquelle je m’étais porté volontaire, ma seule ambition, à la sortie de l’ENA, était de devenir directeur de l’Aviation civile ou gouverneur de la Banque de France, comme le souhaitait mon père. C’est par hasard, et pratiquement sur ordre, que je suis entré en politique en 1967, à trente-cinq ans.

Affecté au cabinet de Georges Pompidou depuis le mois de décembre 1962, je suis convoqué, un jour de mai ou juin 1966, par le Premier ministre : « Chirac, me dit-il, vous allez vous présenter aux élections législatives à Paris. C’est ainsi que vous me servirez le mieux. » Pris de court, je lui réponds que je ne crois pas être fait pour cela, nourrissant, comme il le sait, d’autres projets, mais que je lui obéirai en toute hypothèse. J’insiste néanmoins pour être candidat, non à Paris, comme il me le demande, mais en Corrèze, une terre dont je me sens plus familier. « Hors de question, me rétorque Georges Pompidou. Le département dispose de trois circonscriptions : Brive, Tulle et Ussel. La première est réservée à Jean Charbonnel. La deuxième, celle du radical-socialiste Jean Montalat, est imprenable à l’heure actuelle. Quant à la troisième, c’est pour nous l’une des plus difficiles de France. Depuis la proclamation de la République, quels que soient l’élection ou le mode de scrutin, la circonscription d’Ussel n’a jamais échappé à la gauche. Qui plus est, les trajets, les routes sont épouvantables. Vous allez vous user et, quand j’aurai besoin de vous, vous ne serez plus bon à rien. Dans ces conditions, insiste-t-il, mieux vaut vous présenter à Paris. » Non sans mal, j’obtiendrai finalement gain de cause. Et c’est ainsi, sans l’avoir voulu, mais très vite galvanisé par ce nouveau défi, que je suis né, si je puis dire, à la vie politique, au cœur de la haute Corrèze, sur ce plateau des Mille-Sources, improprement appelé plateau de Millevaches, où la chaleur humaine compense la rudesse du climat.

Bien plus qu’une question de partis ou d’idéologies, la politique est d’emblée pour moi une affaire d’hommes, de caractères, de sensibilités. Par instinct et goût des autres, c’est sur ce terrain-là que je me trouve spontanément le plus en accord avec moi-même. Issu d’un milieu familial attaché à la défense de la laïcité et aux valeurs premières du radicalisme — mes grands-parents étaient tous quatre instituteurs —, je n’ai pas reçu pour autant de mon père ni de ma mère ce qu’on peut appeler une éducation politique. Aucun d’eux n’a jamais manifesté à cet égard des convictions susceptibles de m’influencer et de me préparer, moins encore, à devenir un jour député de Corrèze. Étaient-ils un peu plus à gauche qu’à droite, ou l’inverse ? Je n’ai jamais vraiment réussi à le savoir. Tous deux, qui faisaient preuve d’une authentique générosité, m’ont d’abord appris le sens du service et du partage à l’égard des autres et surtout des plus démunis.

Le seul de mes proches à avoir fait de la politique est mon grand-père paternel, Louis Chirac. J’avais à peine cinq ans à sa mort, en mai 1937, mais je garde de lui un souvenir assez précis. C’était un personnage imposant, tant par la stature que par le caractère. Mon grand-père mesurait près de deux mètres. Doté d’une magnifique chevelure et d’une voix superbe, il me terrorisait, enfant, par une autorité que personne parmi les siens ne songeait à contester. Devant lui, tout le monde filait doux. Et il suffisait qu’il entre dans une pièce pour que je décampe aussitôt ou me cache sous la table.

Instituteur apprécié de ses élèves comme de ses supérieurs, Louis Chirac a terminé sa carrière à Brive comme directeur de l’école Firmin-Marbeau, qu’on appelle encore aujourd’hui « l’école Chirac », tant la figure de mon grand-père est restée ancrée dans les mémoires. J’ai connu nombre de ses anciens élèves à qui il avait coutume de taper sur les doigts avec sa règle.

Soucieux de faire de ses élèves des citoyens responsables, il leur inculque les valeurs républicaines de solidarité et de fraternité. Il leur fait apprendre par cœur quelques poèmes extraits des Châtiments de Victor Hugo, ceux notamment écrits en l’honneur des « soldats de l’an II », étudier la vie de Voltaire et l’histoire des idées au siècle des Lumières. Archétype même du « hussard noir de la République », c’est un militant passionné de l’enseignement public.

Franc-maçon notoire — j’ai retrouvé, plus tard, dans le grenier de notre petite maison familiale de Sainte-Féréole, des accessoires qui en témoignaient —, Louis Chirac est devenu localement le vénérable de la loge de la Fidélité à l’Orient. Il faisait profession d’anticléricalisme avec une franche allégresse. Avant d’être le correspondant local de La Dépêche de Toulouse, il signait chaque semaine, dans La Corrèze républicaine, des articles au vitriol contre le chanoine Chastrusse, qui lui répondait sur le même ton dans un journal catholique de la région. C’était Don Camillo avant la lettre, et leur affrontement ne devait pas manquer, lui non plus, d’une certaine truculence. Il échangeait aussi des lettres d’une grande agressivité avec le député de Corrèze, Charles de Lasteyrie, qui deviendra ministre des Finances : le grand-oncle de ma future épouse, Bernadette de Courcel…