L’autre soutien qu’il me faut décrocher est celui du maire d’Ussel, le docteur Henri Belcour. Élu à la tête d’une liste « apolitique », mais disciple de Queuille lui aussi, il appartient à la même mouvance radicale. Son père, André Belcour, a été chef des maquis de la région. Leur nom jouit d’un immense respect en haute Corrèze, où on sait apprécier la discrétion, le sens du devoir, la fidélité au pays. Henri Belcour m’écoute en silence quand je lui demande d’être mon suppléant. Je le revois dans son fauteuil à bascule, fumant longuement sans dire un mot. Encouragé par son épouse Marie-France, il finit par accepter. À une condition, toutefois : ne jamais être amené à devenir député. Je m’y engage, ignorant naturellement que je serai nommé membre du gouvernement trois semaines seulement après mon élection en Corrèze. On n’est jamais ministre du premier coup, avais-je expliqué à Henri Belcour pour le rassurer en toute bonne foi. Sur l’instant, il réagira très mal au fait de devoir me remplacer, contrairement à nos accords, à l’Assemblée nationale, mais restera mon suppléant jusqu’à sa mort.
Le député sortant ne se représentant pas, c’est le sénateur-maire de Meymac, Marcel Audy, qui doit porter les couleurs de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste, la FGDS, constituée et patronnée par François Mitterrand. Grand résistant, Marcel Audy était chargé de recevoir les parachutages d’armes sur le plateau de Millevaches. Solidement implanté, intelligent, efficace, de belle allure, il paraît imbattable. Il est marié, de surcroît, à une femme ravissante. Contre lui, je n’ai pratiquement aucune chance. Je ne vois donc qu’une solution : le dissuader de se présenter. Ce qui ne sera sans doute pas tâche facile…
Pour y parvenir, je n’ai, en réalité, qu’un argument : lui démontrer qu’en étant le représentant du parti de François Mitterrand, il risque fort d’être contraint, s’il arrive, comme il est probable, en deuxième position derrière le candidat communiste, de se désister en sa faveur. Or Marcel Audy a toujours été farouchement anticommuniste. Mon argument ne le laisse pas insensible, puis fait son chemin. Un soir, à l’issue d’une longue discussion, qui se poursuit tard dans la nuit, il m’annonce qu’il a pris la décision de se retirer.
Désormais, mon adversaire ne peut être qu’un parachuté. Ce sera Robert Mitterrand, le propre frère du leader de la FGDS. Un industriel peu prédisposé, il faut bien le dire, à se frotter aux réalités d’un monde rural difficile à apprivoiser. L’homme est sympathique et nos relations, par la suite, ne cesseront d’être cordiales, comme celles que j’entretiens aujourd’hui avec son fils Frédéric. Mais faire campagne chez les paysans de haute Corrèze répugne manifestement à ce bourgeois citadin qui n’a ni le temps ni le goût de se familiariser avec les coutumes locales. Lorsqu’il entre dans un bistrot, c’est pour commander une tasse de thé, au grand étonnement de l’assistance. Dans les réunions publiques, je prends plaisir à l’apostropher en patois. Les rieurs sont de mon côté. Les électeurs aussi, qui me placent en tête au premier tour, devant le candidat communiste, Robert Mitterrand arrivant en troisième position. C’est pour moi le cas de figure le plus favorable.
La partie n’est pas gagnée pour autant. Si le représentant du PC bénéficie d’un bon report des voix de gauche, ma défaite paraît inévitable. Mais tel ne sera pas le cas, Robert Mitterrand, blessé par son échec, s’étant retiré sans formuler la moindre consigne de vote. Le 12 mars 1967, je suis élu de justesse député d’Ussel par 18522 voix contre 17985 à mon adversaire communiste, Georges Émon.
Le lendemain, tout frétillant, je débarque à Paris et vais me présenter à Matignon : « Voilà ! Mission accomplie. » Georges Pompidou, qui est venu m’apporter son soutien personnel durant la campagne, se montre satisfait. Il me conseille d’aller sans tarder m’inscrire à l’Assemblée nationale. La majorité sortante n’a triomphé que d’un siège. Le mien est un des rares, sinon le seul, qu’elle ait réussi à conquérir. C’est dire que je suis attendu de pied ferme par le président du groupe UNR.
Henri Rey me reçoit, entouré d’Alexandre Sanguinetti, René Tomasini et, me semble-t-il, Henri Duvillard. Il me tend un papier : « Tiens, petit, tu t’inscris au groupe ! » Je signe. Je comprends qu’il est soulagé et qu’il compte dans sa tête : un de plus !
« Dans quelle commission veux-tu être ? » me demande-t-il. Ignorant les usages et sincèrement désireux de me rendre utile, je réponds qu’étant conseiller à la Cour des comptes, je me verrais bien siéger à la commission des Finances. Tête de ces messieurs. Je comprends tout de suite que je suis tombé à côté. Sanguinetti, que je ne connais pas encore, fronce les sourcils, l’air furibond : « Pour qui te prends-tu ? s’exclame-t-il. La commission des Finances, on n’y accède en général qu’au bout de six ans. » Je n’insiste pas : « Bon, écoutez, si vous ne voulez pas me donner la commission des Finances, vous n’avez qu’à m’inscrire dans celle que vous aurez choisie vous-mêmes. »
Et sur ces entrefaites, furieux d’avoir été si mal accueilli, je me retire et retourne à Matignon où, comme au bon vieux temps, je vais prendre un verre chez Anne-Marie Dupuis, chef de cabinet du Premier ministre, en compagnie de Pierre Juillet et de trois ou quatre amis. Décidément les nouvelles vont vite. Que n’ai-je pas entendu là aussi : « On dit partout que tu as exigé la commission des Finances ! Que c’est Pompidou qui veut t’y imposer ! Qu’à peine élu, tu t’arroges des places de choix ! Que tu as décidément les dents longues… »
Ulcéré, je n’ai plus qu’une hâte : monter dans ma voiture et repartir en Corrèze. De passage à Clermont-Ferrand, je vais rendre visite à Francisque Fabre, le successeur d’Alexandre Varenne à la direction de La Montagne. C’est un vieux socialiste, plein de malice, qui m’a beaucoup soutenu durant la campagne. Nous bavardons. Auprès de lui, je me sens représentant du peuple et, en le quittant, j’ai faim, ce qui chez moi est toujours bon signe.
Je traverse la place de Jaude, l’œil attendri en retrouvant certains souvenirs d’enfance. Puis, j’avise une grande brasserie portant l’inscription « Choucroute à toute heure ». Tout en déjeunant, je me plonge dans un journal où il est longuement question de ma victoire. Je n’entends pas la voix qui lance dans une sorte de haut-parleur : « On demande M. Chirac au téléphone ! » Il faut un deuxième appel et l’insistance du garçon, visiblement impressionné — « C’est pour vous. Dépêchez-vous. C’est le général de Gaulle… ! » — pour que je réagisse. Tous les regards sont fixés sur moi lorsque je traverse la salle pour rejoindre la cabine téléphonique. Si l’agitation des patrons de la brasserie n’avait pas été si forte, j’aurais pu croire à un canular.
Je décroche. Au bout du fil, le colonel de Bonneval, aide de camp du Général : « Le Général vous attend demain à onze heures », m’annonce-t-il. Je reviens à ma place, et, pour ne pas me donner plus longtemps en spectacle, demande l’addition et quitte le restaurant.