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Sous son autorité, l’État paraît indestructible. Il suffira pourtant d’un mouvement étudiant surgi entre Nanterre et la Sorbonne pour ébranler le pouvoir qu’il détient souverainement depuis une décennie.

En mai 1968, j’ai vu se décomposer, se dissoudre des hommes politiques tenus pour éminents dans l’univers gaulliste. Certains d’entre eux ne mettent plus les pieds chez le Premier ministre. D’autres, pris de panique, ont des contacts plus ou moins discrets avec les leaders de l’opposition et d’autres encore, parmi les membres des cabinets ministériels, vont et viennent, en proie à un désordre manifeste, se succédant de demi-heure en demi-heure, créant une agitation vaine avant de tomber, un moment plus tard, dans un abattement de paralytique. Les plus épouvantés témoignent de leur fermeté en réclamant, pour le bien du gaullisme, la démission immédiate du Général. Souvent je pense à lui, à cet homme de tempête et de solitude, qui conseille de prendre les chemins de crête parce qu’on est sûr de n’y rencontrer personne. Cette formule n’a jamais été autant d’actualité.

Parmi les rares qui conservent leur calme, Raymond Marcellin, alors ministre chargé du Plan, est sans doute le plus constant. Régulièrement, il vient dire à Georges Pompidou : « Monsieur le Premier ministre, laissez donc ces gens s’affoler. Tout ceci n’a aucune importance. C’est une poussée de fièvre. Moi qui ai assisté aux grandes grèves de 1947, comme secrétaire d’État à l’Intérieur auprès de Jules Moch, je puis vous dire que les événements d’aujourd’hui n’ont avec ceux-là aucune commune mesure. Nous étions obligés alors de faire tourner sans arrêt les CRS, que nous venions de créer, pour donner l’illusion aux états-majors syndicaux qu’ils étaient nombreux… Non, croyez-moi, il ne s’agit que d’une simple poussée de fièvre. »

Georges Pompidou, au pire de la crise de mai, est demeuré absolument égal à lui-même. Je le vois encore, dans son bureau empli de gens qui s’agitaient, tout occupé, comme d’habitude, à rédiger ses ordres et indifférent au tumulte. Sans doute était-ce la khâgne qui l’avait ainsi préparé à travailler presque mieux dans la turbulence que dans la sérénité.

Durant cette période où nous étions sur la brèche sans discontinuer, j’étais frappé par le calme avec lequel Georges Pompidou et Pierre Juillet continuaient à s’entretenir dans le petit boudoir de Matignon, qu’on appelait le salon bleu. Ils se réfugiaient là, de temps à autre, comme obéissant à une étroite connivence. Échangeaient-ils des secrets d’État, comme on pouvait le penser ? Il n’en était rien. Georges Pompidou et Pierre Juillet, tandis que Pierre Somveille, dans le bureau voisin, suivait les événements minute par minute, discutaient tout bonnement de cigares. Davidoff venait de publier un ouvrage sur le sujet et le Premier ministre et son conseiller, tous deux grands amateurs de cigares, discutaient de l’art de les conserver et de les déguster…

S’ils différaient sur un problème, ils ne se séparaient jamais sans l’avoir réglé. Somveille surgissait : « Fait-on charger ? Détruit-on les barricades ? » Georges Pompidou passait — avec une stupéfiante disponibilité — d’une conversation à l’autre. Il se faisait brièvement exposer la situation et donnait ses directives. La conversation sur les cigares n’avait pas d’autre raison d’être que d’assurer la distance nécessaire à une réflexion mesurée.

La débandade de mai n’épargna pas ma propre équipe. Certains, que je ne nommerai pas, se sont effondrés d’un coup, comme sous l’effet d’un cyclone. D’autres ont disparu. L’un des plus dignes m’a remis sa lettre de démission. Un seul a été parfait : Jean-Paul Parayre. Il s’est contenté d’être là, de le montrer, de ne pas déserter son bureau.

Je passerai sous silence le cas du « fidèle compagnon », au cœur torturé, qui s’est rendu chez François Mitterrand, dès neuf heures du matin, pour l’assurer de sa fidélité la plus complète. Il n’était pas seul à avoir eu cette idée originale, si bien qu’il dut faire la queue. Longtemps. Au point qu’il fut prié, le soir même, de rentrer se coucher sans avoir été reçu. Il n’en fut pas pour autant découragé. Par l’entremise d’une amie journaliste, il tenta de faire savoir à François Mitterrand qu’il se tenait à sa disposition ! Ce très proche collaborateur et ami « fidèle » a ensuite servi d’autres chefs de l’État avec la même « fidélité » proclamée.

À la vérité, seul le feu est révélateur, à la guerre comme en politique, du véritable caractère des hommes. Tant que cette épreuve n’est pas là, toutes les hypothèses restent possibles. On s’imagine avoir choisi des hommes pour leur vertu, parfaitement visible dans le traitement des difficultés ordinaires. Mais on ne les connaît vraiment que face au péril, à cet instant précis, imparable, où les certitudes vacillent.

Je ne me sens nullement hostile à la rébellion étudiante en tant que telle, ni particulièrement choqué par les revendications d’une jeunesse qui aspire à une plus grande liberté de mœurs. Le désir de changement est naturel chez les jeunes, comme je m’efforce de le faire comprendre à mes collègues du gouvernement. Sans doute, au même âge, eussé-je rejoint les étudiants de 68. Comme eux, je n’ai témoigné à mes maîtres ni soumission aveugle ni reconnaissance éperdue. Comme eux, j’ai mal vécu mon époque et ressenti l’incompréhension des adultes. Mais le fait est qu’aujourd’hui je me situe, si j’ose dire, de l’autre côté de la barricade, dans le camp de l’État où j’œuvre avant tout, à la demande de Georges Pompidou, pour tenter d’éviter une explosion sociale bien plus grave et incontrôlable.

« Il ne faudrait pas que les syndicats s’y mettent maintenant, m’a dit Georges Pompidou au lendemain de la grande manifestation unitaire du 13 mai qui a saisi de frayeur les milieux gouvernementaux. Je compte sur vous pour maintenir le contact avec eux. » C’est ainsi que je me suis trouvé en première ligne dans les négociations plus ou moins secrètes engagées avec les responsables des principales centrales syndicales.

Tout commence le 20 mai de manière assez rocambolesque. Ce jour-là, après avoir plaidé auprès du général de Gaulle en faveur d’un dialogue avec les syndicats — « ils ne demandent qu’à s’entendre avec nous, assurai-je au chef de l’État, ils sont les premiers à s’inquiéter de ce mouvement de grève qu’ils ne parviennent pas à contrôler » — et obtenu son accord ainsi que celui de Georges Pompidou, je rencontre en secret un de mes interlocuteurs traditionnels de la CGT, Henri Krasucki.

D’expérience, je sais qu’il est possible de trouver un terrain d’entente avec cet homme déterminé, astucieux, intelligent, qui a le sens de l’intérêt général. Les discussions entre gouvernement et syndicats sont le plus souvent rudimentaires. Chacun campe sur ses positions et ne « lâche », en définitive, que pour des raisons tactiques. Avec Henri Krasucki, j’avais déjà observé qu’on pouvait avoir un véritable échange, s’affranchir du cadre un peu sommaire des pourparlers traditionnels. Mais compte tenu des circonstances il ne peut être question entre nous que d’échanges officieux et même clandestins. Désormais nous nous téléphonons même sous des noms de code, le mien étant « Monsieur Walter ».

Henri Krasucki me fixe rendez-vous sur un banc du square d’Anvers, près de la place Pigalle. Il n’y viendra pas lui-même, mais enverra un de ses hommes de confiance. Je m’y rends seul, à bord de la Peugeot 403 banalisée dont je me sers pour mes allers et retours en Corrèze. À mon arrivée, je cherche en vain le lieu où nous sommes censés nous retrouver et qui semble avoir été remplacé par un parking en construction. S’agit-il d’un piège ? Un homme s’approche de moi. Il fume la pipe et me glisse le mot de passe dont nous étions convenus. Il s’excuse du quiproquo, ignorant que l’endroit avait quelque peu changé d’aspect. Je lui communique la proposition du gouvernement : l’ouverture d’une grande négociation sur les revenus, le salaire minimum et la Sécurité sociale. L’homme me dit qu’il transmettra et s’éloigne aussitôt. Le lendemain, je reçois de Georges Pompidou la consigne de ne plus lâcher la CGT.