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Trois jours plus tard, nouveau rendez-vous, avec Henri Krasucki directement cette fois, rue Chaptal, dans le même quartier populaire. Sur recommandation de Georges Pompidou, inquiet d’un possible enlèvement — « si on kidnappe un secrétaire d’État, me prévient-il, ça nous mettra dans une situation politique épouvantable, alors méfiez-vous… » —, je me munis d’un revolver, dissimulé dans une des poches de mon veston. Deux officiers de sécurité me suivront à distance, avec mission d’intervenir si je ne suis pas revenu au bout de trois quarts d’heure. Tant de précautions peuvent paraître aujourd’hui ridicules ou démesurées. Mais elles n’ont rien d’étonnant dans le climat de l’époque. Deux hommes de la CGT me conduisent dans une petite chambre en désordre, au troisième étage d’un immeuble assez banal, où m’attend Henri Krasucki. C’est là que vont s’engager, clandestinement, avant leur ouverture officielle, le 25 mai, les négociations qui conduiront aux accords de Grenelle.

Convaincu, comme je le suis, que seule une certaine entente avec la centrale de Georges Séguy, et à travers elle un Parti communiste foncièrement réfractaire aux débordements gauchistes, peut nous permettre de sortir de la crise, Georges Pompidou s’applique à jouer cette carte avec d’autant plus d’intérêt qu’il y voit, de surcroît, le moyen le plus sûr de rompre l’unité syndicale. Prenant à part Henri Krasucki le 25 mai, peu avant le début de la réunion qui se tient au ministère des Affaires sociales, j’insiste auprès de lui sur le danger qu’un échec représenterait tant pour la CGT que pour le gouvernement, tous deux risquant d’être emportés, en définitive, par la même vague contestataire. Il ne paraît pas insensible à ce message, sachant l’influence acquise par la CFDT depuis le déclenchement de la crise.

Il faudra deux interminables et difficiles journées de négociations avant de trouver une issue durant la nuit du 27 mai. Régulièrement, je quitte la salle pour aller m’entretenir, dans les couloirs du ministère, avec Georges Séguy et Henri Krasucki. C’est là, en réalité, que se déroule l’essentiel de nos tractations. Le problème central est la revalorisation du SMIG, sur le montant duquel nous divergeons radicalement. Soucieux d’aboutir, je prends l’initiative, avec l’approbation naturellement de Georges Pompidou, de proposer aux leaders de la CGT, vers quatre heures du matin, le 27 mai, l’augmentation du SMIG de 35 % et une hausse moyenne des salaires de 10 %. Accord conclu. Puis chacun de nous retourne discrètement dans la salle, eux de leur côté, moi du mien. Les autres parties, FO en tête, se rallient à cette proposition que le chef de file du patronat, Paul Huvelin, impatient de voir le pays se remettre au travail, approuve avec un empressement plus inattendu. Seule la CFDT, pour des raisons d’ordre strictement politique, s’efforce en vain de prolonger les débats comme pour gagner du temps avant une hypothétique prise de pouvoir par la gauche socialiste qui tient meeting, le soir même, stade Charléty.

Avancée décisive, les accords de Grenelle n’auront pas pour autant, dans l’immédiat, l’effet d’apaisement escompté. Mal accueillis par les salariés de Renault lorsque les dirigeants de la CGT viennent les leur annoncer sous les huées, ils ne sont guère mieux reçus au ministère des Finances où Michel Debré, gardien de l’orthodoxie en matière budgétaire, nous reproche vivement des concessions qu’il juge trop coûteuses. Si bien que lors du Conseil des ministres suivant, le général de Gaulle, partisan depuis le début de la manière forte et constatant que la crise n’a pas été désamorcée malgré la bonne volonté du gouvernement, s’abstiendra de saluer les efforts pourtant méritoires déployés par Georges Pompidou et son équipe.

C’est dans les jours suivants que les revirements, les lâchages, pour ne pas dire les lâchetés, que j’ai évoqués se font le plus sentir, tant au sein de l’Administration que du gouvernement lui-même — et jusque chez mes propres collaborateurs. Nous sommes de moins en moins nombreux à entourer Georges Pompidou. Hormis Pierre Juillet, Michel Jobert, Édouard Balladur et moi-même, Matignon est devenu un lieu aussi déserté que si le pouvoir s’apprêtait à changer de main. Voilà pourquoi Georges Pompidou a si mal ressenti le brusque départ du Général pour Baden-Baden et, surtout, d’avoir été mis, comme tout le monde, devant le fait accompli. J’ai su, plus tard, par son épouse, à quel point il en avait été meurtri…

Cet épisode ne fera qu’envenimer la guerre des entourages entre l’Élysée et Matignon et, par voie de conséquence, entre le chef de l’État et son Premier ministre. Guerre à laquelle je ne me suis pas associé, persuadé, au risque de paraître naïf, qu’on peut rester gaulliste sans cesser d’être pompidolien.

Le 31 mai 1968, Georges Pompidou remanie son gouvernement. Il me confie le secrétariat d’État au Budget. Je quitte à contrecœur celui de l’Emploi, qui m’a permis de nouer des relations durables avec le milieu syndical. « Vous vous en ferez d’autres », m’assure en riant le Premier ministre pour me consoler. En juillet, au lendemain des élections législatives remportées triomphalement par la majorité, Georges Pompidou est contraint de s’effacer au profit de Maurice Couve de Murville. Résolu, dans ces conditions, à donner ma démission, j’accours dans le petit bureau du boulevard de la Tour-Maubourg, où Georges Pompidou vient de s’installer, et fais part à ce dernier de ma décision de quitter le gouvernement pour siéger à ses côtés à l’Assemblée nationale.

Il m’en dissuade, me presse au contraire de rester en fonctions. « Mais au secrétariat d’État au Budget, insiste-t-il. Ne transigez surtout pas à ce sujet. C’est un poste où vous pouvez vous former. Et voir ce qui se passe au sein du gouvernement, me tenir au courant des mouvements de l’économie française… » Je suis convoqué peu après par Maurice Couve de Murville qui me déclare ne pas vouloir constituer son équipe « sans un minimum d’accord avec Georges Pompidou » et me demande d’être son intermédiaire auprès de lui : « Je vous confierai ce que je pense, me dit-il, vous en parlerez à Pompidou, me rapporterez ses réactions et nous en tirerons ensemble les conclusions. »

Couve de Murville m’associe de près à la formation de son gouvernement, me consultant — et à travers moi Pompidou, qu’il cherche, semble-t-il, à ménager — sur le choix de la plupart de ses ministres. La seule discussion un peu sérieuse porte sur celui d’Edgar Faure qu’il envisage, faute de mieux, de nommer à l’Éducation nationale. « Ce serait une bonne idée, me glisse Couve, qui ne l’apprécie guère, parce que s’il réussit, ce sera grâce au gouvernement, et s’il échoue, ce sera de sa faute. » J’en parle à Georges Pompidou, lequel est de l’avis inverse, comme je le rapporte immédiatement à Couve : « Il pense que si Edgar échoue, ce sera de notre faute, et s’il réussit, ce sera grâce à lui. » Edgar Faure n’en sera pas moins nommé à l’Éducation nationale.

Quant à moi, après avoir décliné toute autre proposition, j’obtiens de demeurer au Budget, d’autant que, sur les conseils de Georges Pompidou, un autre de ses proches, François-Xavier Ortoli, s’est vu confier le ministère des Finances.