C’est donc avec des moyens limités que nous faisons campagne, et dans un contexte politique qui, d’entrée de jeu, n’est guère à notre avantage. Georges Pompidou mettra plusieurs semaines avant de remonter dans les sondages. Un soir, Pierre Juillet me confie, à mon arrivée boulevard de la Tour-Maubourg : « Le Premier ministre n’est pas en forme — Qu’est-ce qu’on peut faire ? lui dis-je — Il faut qu’on le sorte, qu’on l’emmène dîner quelque part… » Je décommande le dîner officiel auquel j’étais convié, et nous voilà partis vers le restaurant d’en face. Il est quasiment vide et, plutôt que d’occuper comme d’habitude la petite table du fond qui nous est réservée, Georges Pompidou décide de s’installer en terrasse, en nous disant : « Le moment est venu de se faire connaître. »
En réalité, cet homme fin, subtil, aussi bon connaisseur de la France que des Français, possède toutes les qualités requises pour apparaître peu à peu comme le vainqueur probable et finir par s’imposer. Le 15 juin 1969, au terme d’une campagne exemplaire, Georges Pompidou est élu président de la République, au second tour, avec 58,21 % des voix. Un score sans appel.
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L’HOMME DE POMPIDOU
Un matin de juin 1969, peu avant la formation du gouvernement, je reçois un coup de téléphone, à mon domicile parisien, du futur ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing : « Je viens de voir le Président, me dit-il. Vous resterez au Budget. C’est lui qui l’a voulu. » Sous-entendu : « Ce n’est pas moi qui l’ai demandé. » Je lui précise aussitôt qu’ayant acquis une certaine autonomie sous son prédécesseur, François-Xavier Ortoli, j’entends bien la conserver. Il fait mine d’acquiescer : « On devrait pouvoir s’arranger. » Mais le message est clair : mon maintien au secrétariat d’État au Budget ayant été décidé contre son gré, Giscard est bien résolu à limiter mes prérogatives.
J’ai fait la connaissance de Valéry Giscard d’Estaing au début des années soixante. Alors tout jeune ministre des Finances du général de Gaulle, il était déjà assez impressionnant et faisait d’ailleurs tout ce qu’il fallait pour appuyer cette image. L’homme m’était apparu d’une intelligence et d’une stature exceptionnelles. Mais avec une propension manifeste à considérer que les autres comptent peu, bien qu’il eût le souci d’en être aimé autant qu’il estimait devoir l’être. Sans doute a-t-il mis beaucoup de temps avant de s’apercevoir de ma propre existence. Il ne s’en rendra vraiment compte qu’à l’heure où, considéré comme « l’homme de Pompidou », je ne peux que lui apparaître dérangeant. D’autant que le chef de l’État, en me confirmant dès sa prise de pouvoir dans mes attributions ministérielles, signifie par là même à Giscard qu’il souhaite disposer de quelqu’un de sûr auprès de lui.
Le secrétariatd’État au Budget jouissant, depuis que j’en ai la charge, d’une relative indépendance, il est inévitable que son titulaire finisse par être considéré avec méfiance par le ministre des Finances et ses principaux collaborateurs. De fait, irrité par ma liberté d’action, son entourage ne tarde pas à me présenter à Valéry Giscard d’Estaing comme un danger public. Le plus virulent est le directeur adjoint de son cabinet, Jacques Calvet, homme par ailleurs brillant et estimable, qui ne cesse de stigmatiser mes initiatives, les jugeant tout aussi hasardeuses qu’intempestives.
Il est vrai que je me soucie peu de ménager les susceptibilités dès qu’une décision me semble devoir être prise dans l’intérêt du pays. Tel est le cas à cette époque dans l’affaire du Falcon, un nouveau prototype de biréacteur civil conçu par le directeur général de Dassault, Béno Vallières, industriel de renom et grande figure de la Résistance. Les créateurs du Falcon souhaitent que l’État s’engage financièrement à leurs côtés afin d’assurer au mieux le développement de ce petit avion prometteur. Marcel Dassault et Béno Vallières s’adressent à moi pour obtenir cette aide. J’y suis spontanément favorable, convaincu par l’importance de l’enjeu tant sur le plan aéronautique qu’économique. La réponse du ministère des Finances se fait toujours attendre quand les constructeurs du Falcon voient s’ouvrir devant eux un marché colossal. Une société américaine se déclare prête à acheter une centaine d’appareils. Mais pour Dassault l’accord ne peut être conclu que si les pouvoirs publics acceptent de prendre en charge une partie des investissements.
C’est alors que Béno Vallières me téléphone depuis le restaurant parisien où il est en train de négocier avec les futurs acquéreurs. « Ils sont prêts à signer, insiste-t-il. J’ai besoin de l’autorisation de l’État. » Je cherche aussitôt à entrer en contact avec Valéry Giscard d’Estaing. En vain : le ministre, me répond-on, est injoignable. Il chasse officiellement le gros gibier quelque part en Afrique. Impossible de lui parler. Ses collaborateurs eux-mêmes ignorent tout de l’endroit où il se trouve. Que faire dans ce cas sinon m’adresser directement au président de la République ? J’appelle Georges Pompidou, lequel, comme je le sais, déteste qu’on le dérange pour prendre une décision que ses collaborateurs et plus encore ses ministres sont censés assumer. « C’est vous qui vous occupez du budget, me répond-il. Faites au mieux… »
Dès lors, je m’estime fondé à rappeler Béno Vallières pour lui annoncer : « C’est d’accord. Signez ! » Fou de rage en apprenant la nouvelle à son retour d’Afrique, Giscard refusera de m’adresser la parole et même de me serrer la main pendant un certain temps. Il n’empêche que le fantastique succès du Falcon m’a donné amplement raison. Non seulement l’État, en contribuant de la sorte au lancement d’un projet novateur et ambitieux, n’a fait, selon moi, que son devoir, mais cet investissement se révélera pour lui, en fin de compte, largement rentable.
Je serai confronté, quelques années plus tard, à une situation similaire en tant que ministre de l’Agriculture. Il s’agit, cette fois, d’un problème relatif à la fixation, par un décret du ministère des Finances, des prix des fruits et légumes, dont les détaillants réclament à grands cris l’abrogation. Leurs revendications se faisant chaque jour plus pressantes, il devient urgent que le gouvernement prenne position.
Pour sortir de l’impasse, alors que les commerçants menacent de fermer boutique, je cherche à m’entretenir avec le ministre concerné. De nouveau, on me répond que celui-ci est injoignable : il a quitté Paris pour plusieurs jours à destination, cette fois, de la Malaisie où il serait allé chasser le tigre. « Pas question de faire quoi que ce soit en attendant », m’explique son directeur de cabinet. Compte tenu de la situation, je me vois contraint, pour la deuxième fois, de m’en remettre à l’arbitrage du chef de l’État. Georges Pompidou se montre tout aussi agacé que précédemment : « C’est de votre ressort, me dit-il. Réglez le problème… » Pour y parvenir, je n’ai pas d’autre solution que d’annoncer aux intéressés, non la suppression du décret, mais que celui-ci sera appliqué « avec la plus grande souplesse »… Je laisse imaginer la réaction de Valéry Giscard d’Estaing à son retour à Paris.
C’est peu de dire que Giscard ne supporte pas la moindre intrusion sur son territoire, surtout venant de quelqu’un qui passe pour un des protégés de l’Élysée. Homme d’étiquette et de préséances, il s’emploie d’emblée à me signifier sa primauté hiérarchique, celle-ci allant de pair avec la haute idée qu’il se fait de sa supériorité intellectuelle. J’ai très vite compris que, dans son échelle des valeurs, il y avait lui-même, tout en haut, puis plus rien, et enfin moi très en dessous. Aujourd’hui, chaque fois que nous avons l’occasion de nous rencontrer, je lui dis « Bonjour, monsieur le Président » et il me répond de même. Nous sommes désormais à égalité.