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Dès le début de notre relation, Valéry Giscard d’Estaing prend soin de me rappeler tout ce qui distingue, selon lui, un ministre des Finances d’un secrétaire d’État au Budget. Me recevant un jour dans son bureau, il me prie d’entrer, non par la grande porte comme j’en avais l’habitude du temps de son prédécesseur, François-Xavier Ortoli, mais par celle de son directeur de cabinet, passage obligé des visiteurs occasionnels. Un autre jour, lors d’un entretien de travail, il fait appeler l’huissier en demandant qu’on lui apporte une tasse de thé, sans se soucier de savoir si je souhaite boire quelque chose. La scène est à ce point cocasse que je ne peux m’empêcher de lui dire, amusé : « Merci, monsieur le ministre, je ne bois jamais de thé. » Attitude naturelle ou calculée, toujours est-il qu’à ce moment-là Giscard ne fait rien pour m’être agréable, comme s’il pressentait déjà en moi un rival potentiel dans sa conquête du pouvoir.

En répondant par un « oui, mais » pour le moins ambigu au référendum d’avril 1969, Valéry Giscard d’Estaing a été l’un des principaux acteurs de la chute du général de Gaulle, celle-ci permettant à ses yeux de hâter une succession dont il entend tirer profit dans les meilleurs délais. En novembre 1970, je l’entendrai me commenter par téléphone la mort du Général en ces termes assez révélateurs : « C’est une page qui se tourne. » On ne peut pas dire qu’il s’agissait là d’une parole historique. Mais c’était du Giscard.

Aucun désaccord de fond ne nous oppose toutefois quant à la politique économique, si bien que nous en arrivons, en Conseil des ministres ou à l’Assemblée nationale, à passer pour plus complices que nous ne le sommes vraiment et même soudés, affirme-t-on, par une hostilité commune au chef de gouvernement, Jacques Chaban-Delmas. Or, mes relations avec le Premier ministre ont été, jusqu’à son départ de Matignon en juillet 1972, bien meilleures qu’on ne l’a prétendu.

Quoique ce dernier ne me paraisse pas avoir toutes les qualités requises pour être à même, un jour, de diriger le pays, je dois à la vérité de dire que je ne me suis nullement senti en désaccord avec son discours réformiste sur la « nouvelle société », imprégné des idéaux d’un « travaillisme à la française » que je défendrai moi-même sept ans plus tard. Si ce discours a été mal perçu à l’Élysée, c’est moins en raison de son contenu que de l’interprétation politique qu’en ont faite aussitôt Pierre Juillet et Marie-France Garaud. Les plus proches conseillers de Georges Pompidou y ont vu, de la part du Premier ministre, un véritable défi lancé au chef de l’État. Je me souviens de leur réaction scandalisée quand ils m’entendirent tous deux faire l’éloge du texte de Chaban. Je n’eus plus qu’à ravaler mes appréciations jugées trop favorables.

Bien qu’ils se soient institués en protecteurs et seuls garants des intérêts de Georges Pompidou, je ne suis pas sûr que Pierre Juillet et Marie-France Garaud aient toujours exprimé la pensée profonde du Président. En réalité, l’un et l’autre sont foncièrement plus conservateurs que celui dont ils affirment refléter les convictions. Georges Pompidou n’est pas homme à se laisser influencer, même s’il sait tirer parti des arguments de ses conseillers. La préoccupation commune de Pierre Juillet et Marie-France Garaud est moins la défense du chef de l’État que celle d’une vision de la France dont ils l’estiment porteur. C’est dans le même esprit qu’ils voudront voir en moi un interprète fidèle et assidu de leurs propres conceptions politiques et façonner mon avenir en conséquence.

Le tandem, il faut le reconnaître, peut se révéler d’une efficacité redoutable dans les jeux d’influence auxquels il s’adonne sans relâche, aussi implacable dans l’art de défaire une carrière qu’habile à imposer l’ascension de l’un de ses protégés. Ennemis résolus de Jacques Chaban-Delmas, Pierre Juillet et Marie-France Garaud n’auront de cesse que de guerroyer contre un Premier ministre dont ils exècrent tant les idées que le style. Me considérant comme membre à part entière de leur clan, ils s’emploieront dans le même temps à assurer ma promotion au sein de l’équipe gouvernementale, jusqu’à me faire apparaître peu à peu comme une sorte de dauphin du Président.

Sans subir son ascendant autant qu’elle a voulu le laisser croire, j’apprécie la femme de grand caractère qu’est Marie-France Garaud. Sa fougue, sa détermination, son assurance intellectuelle, l’intransigeance et l’autorité avec lesquelles elle affirme ses opinions politiques et assène ses jugements, rarement indulgents, sur les hommes, font impression sur moi comme sur la plupart de ceux qui l’ont côtoyée. Elle partage avec Pierre Juillet une passion de la France absolue, irréductible, au point de ne souffrir aucun compromis en matière de souveraineté nationale. Volontiers cassante, impérieuse et dominatrice, Marie-France Garaud a fait des coulisses du pouvoir son domaine de prédilection, où elle peut déployer tous ses talents de tacticienne et de manœuvrière en faveur des quelques hommes qu’elle a choisi de servir, comme au détriment de ceux, plus nombreux, qu’elle a résolu de combattre. Et qui cesse de se reconnaître son disciple ou son allié a vite fait de devenir l’objet de tous ses griefs, comme j’en ferai moi-même l’expérience à mes dépens au cours des années suivantes.

En janvier 1971, ma nomination au ministère chargé des Relations avec le Parlement, où je succède à un des barons du gaullisme, Roger Frey, procède d’une stratégie visant, dans l’esprit de Georges Pompidou comme dans celui de ses conseillers, à la reprise en main de l’UDR dont la direction est confiée à un antichabaniste déclaré, René Tomasini. Les observateurs ne s’y trompent pas, qui voient dans cette opération simultanée une entreprise de déstabilisation dirigée contre le Premier ministre. Dans L’Express, Georges Suffert me désigne comme « l’homme chargé de surveiller le Parlement et l’UDR », auquel Georges Pompidou « vient de confier le sort des municipales et celui des législatives. S’il gagne, ajoute-t-il, M. Chirac deviendra réellement le fils spirituel du président de la République. Il va s’y employer parce qu’il a du goût pour le succès ».

Sous un titre éloquent, « Chirac l’escaladeur », Georges Suffert brosse dans son article le portrait d’un ambitieux « sans finesse », ayant beaucoup « travaillé, voyagé, flatté » pour parvenir à ses fins. « M. Chirac, écrit-il, est fascinant non par ce qu’il a de compliqué, mais par ce qu’il a de simple. Il est ambitieux. C’est tout. Sa vie, son travail, ses jeux, son argent et ses rêves, tout s’ordonne autour de cet objectif unique : réussir. Et comme il a de la méthode, qu’il est raisonnablement intelligent et qu’il a le goût du travail, il va son chemin, d’un pas élastique […]. C’est l’époque qui veut ça. Les jeunes gens, décidément, lorsqu’ils n’ont pas le goût de la révolution, ont celui de l’efficacité à tout prix. » Vision sans doute un peu sommaire d’une « ascension politique » moins préméditée qu’on ne le croit, d’un personnage peut-être plus complexe qu’on ne l’imagine… Suis-je cet homme ici décrit, ou bien un autre ? La question n’est déjà plus là, tant un responsable politique propulsé sur le devant de la scène ne peut que se résigner aux stéréotypes et aux malentendus qui ne manqueront pas d’être aussitôt véhiculés à son sujet. C’est la loi du genre et je m’y suis habitué d’autant mieux que j’ai très vite cessé de m’intéresser à ce que les journalistes peuvent écrire de bien ou de mal me concernant.