Quelques mois plus tard, c’est à un autre exercice obligé, la télévision, que je suis confronté lors d’un face-à-face avec le secrétaire général du Parti communiste, Georges Marchais, pour l’émission « À armes égales » où je dois défendre la politique du gouvernement contre un de ses détracteurs les plus acharnés. Je ne me sentirai jamais très à mon aise à la télévision, et cette première expérience ne se soldera pas par un succès mémorable. Non seulement parce que Georges Marchais est un débatteur habile à se jouer de ses adversaires, quand ils se risquent, comme ce fut mon cas, à l’attaquer de front. Mais en raison même du caractère artificiel de ce style de débat, où les nécessités du spectacle l’emportent toujours, par la force des choses, sur le sérieux de la démonstration. Autant j’aime le contact direct, concret, avec une salle, autant tout me paraît un peu faussé, abstrait, impersonnel, dans un studio de télévision. Cette impression m’a rarement quitté en quarante années de vie publique.
Chargé pour la première fois d’un ministère politique, j’assume mes nouvelles fonctions sans m’intéresser autant que je le devrais aux conciliabules parlementaires, à l’écoute des doléances dans les couloirs de l’Assemblée nationale ou du Sénat, et au suivi des bonnes relations entre le gouvernement et sa majorité. Pour tout dire, je me morfonds très vite dans ce rôle de confesseur ou de confident, d’intermédiaire ou de pacificateur. On me reproche de ne pas prêter assez d’attention aux requêtes des uns, aux états d’âme des autres. D’avoir l’air souvent pressé, débordé, quand il s’agirait de se montrer toujours patient et disponible… À la vérité, l’éphémère député que j’ai été n’est pas assez familier des lieux pour en maîtriser tous les rouages ni en éprouver toutes les subtilités.
Bref, c’est sans regret que je quitterai ce ministère au début de l’été 1972 lors du changement de gouvernement consécutif au départ de Jacques Chaban-Delmas, remplacé à Matignon par Pierre Messmer. J’apprends alors par Pierre Juillet que Georges Pompidou envisage de me confier l’Éducation nationale. Mais je ne me sens pas davantage fait pour ce poste. Avec l’appui de Pierre Juillet et de Marie-France Garaud, je m’efforce d’obtenir une autre affectation. On me propose un « grand ministère technique » comme celui de l’Industrie. Mais je sais que ce ministère sans administration ne dispose pratiquement d’aucune marge de manœuvre vis-à-vis de celui des Finances. Mieux vaudrait, dans ce cas, l’Agriculture… J’obtiens satisfaction in extremis. Et c’est ainsi que je me suis trouvé à la tête de ce ministère dans lequel je passerai quelques-unes des meilleures années de ma vie.
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EUROPÉEN DE RAISON
En préambule de ce chapitre où il sera beaucoup question de l’Europe, je souhaite rappeler l’œuvre essentielle accomplie dans ce domaine par le général de Gaulle et son successeur, Georges Pompidou, depuis le début de la Ve République.
Comme chacun sait, le traité de Rome instituant la Communauté économique européenne (CEE) a été signé en 1957. Son but était d’instaurer un « Marché commun » entre les six pays signataires (l’Allemagne fédérale, les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Italie, la Belgique et la France), c’est-à-dire la libre circulation des biens et des personnes à l’intérieur du groupement, et l’établissement d’un tarif douanier unique à l’égard de l’extérieur. Il prévoyait également une politique économique commune en matière agricole et une coopération économique et financière générale. La principale autorité prévue pour son application était le Conseil, formé par les représentants des gouvernements, mais assisté d’une Assemblée de membres désignés et d’une Commission chargée des tâches exécutives, outre une Cour de justice.
Tel était, dans ses grandes lignes, ce « Marché commun », selon la dénomination familière de la Communauté économique européenne. Le traité de Rome, très complet en ses 248 articles, sans compter les annexes, était assez bien étudié. L’initiative en était hardie, mais dans l’ensemble heureuse et raisonnable. Le mérite en revenait aux gouvernements de la IVe République. Cependant leurs dirigeants se révélaient tout à fait incapables de faire entrer le traité en application, en raison de l’état de délabrement politique, économique, financier dans lequel se trouvait le régime.
Sans le redressement opéré, à partir de 1958, par la Ve République, la France n’aurait pas été en mesure de faire face aux engagements souscrits, et en particulier d’ouvrir ses frontières à la concurrence. Sans la volonté du général de Gaulle, ce traité serait sans doute resté lettre morte, comme tant d’autres. Sans cette volonté, en tout cas, la politique agricole commune n’aurait jamais vu le jour. Nos partenaires n’en voulaient pas et le Général seul a pu obtenir qu’ils y consentent ou s’y résignent. La France y avait un grand intérêt, sans aucun doute. Mais ce fut en même temps la première et pendant longtemps la seule politique commune qui ait été mise en œuvre.
Sans le général de Gaulle et le combat qu’il a mené en décembre 1958, le Marché commun échouait, à quelques semaines de l’entrée en vigueur du traité, devant une offensive anglaise visant à lui substituer une simple zone de libre-échange. Peu de temps après, faute d’avoir pu le saborder, la Grande-Bretagne allait tenter de le détruire par l’intérieur. Sans le refus du général de Gaulle, elle serait devenue membre de la Communauté dès 1962. Elle y serait entrée au prix de dérogations telles que l’organisation communautaire eût volé en éclats. Les zélateurs enfiévrés de l’Europe à tout prix reprochèrent alors au général de Gaulle son intransigeance, mais personne ne peut contester aujourd’hui que ses craintes aient été amplement fondées.
La politique agricole commune a été, aussitôt après l’union douanière, la seconde réalisation du traité. Elle exigeait plus qu’un marché commun des produits agricoles. Elle aurait dû s’attaquer à bien des tâches : harmoniser les conditions de production, moderniser les structures, planifier les actions par région, assurer une protection sociale homogène aux exploitants… En fait, elle s’est surtout contentée d’assurer l’unité du marché, la protection des productions européennes par un système de préférence communautaire et la solidarité financière des pays membres pour fournir aux producteurs certaines garanties de prix. C’était déjà beaucoup.
Par la mise en œuvre progressive d’une organisation très complexe, la Communauté est parvenue à des résultats incontestables. L’agriculture française, en particulier, en a tiré une augmentation de ses revenus et une incitation à accroître sa productivité. En ce domaine, grâce à l’effort de la France, la construction européenne a été une réalité et une réussite.
Cette réussite a été altérée, cependant, par plusieurs facteurs. Le dérèglement monétaire a rendu de plus en plus aléatoire l’uniformité des prix. La parité de chaque monnaie nationale par rapport à l’unité de compte européenne variant constamment, des « montants compensatoires » ont été institués, qui ont grevé lourdement le budget de la Communauté et favorisé les pays à monnaie forte, au risque de pénaliser nos agriculteurs. La préférence communautaire a été discrètement écartée par quelques pays membres, victime d’interventions extérieures, notamment celle des États-Unis, qui ont fait admettre que certains de leurs produits seraient soustraits aux droits de protection de la Communauté. Enfin, les mêmes partenaires, qui n’avaient admis qu’à contrecœur la politique commune, n’ont jamais renoncé à l’intention de la remettre en cause.