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Pour le reste, l’histoire de l’Europe n’est encore à cette époque qu’une longue suite d’échecs et de déceptions. Aucun résultat en matière de politique énergétique commune, en dépit des intentions affirmées par les chefs d’État et de gouvernement en 1972. Beaucoup de désillusions en matière d’union monétaire, malgré de nombreuses tentatives pour réduire les fluctuations engendrées par le désordre monétaire international et par les taux d’inflation variables en chacun des pays membres. Aucune politique industrielle commune digne de ce nom. Divisés, les Européens ont laissé les États-Unis écraser, chaque fois que ceux-ci l’ont pu, les industries de pointe dans les États de la Communauté.

L’industrie aéronautique, en est, hélas ! le meilleur exemple. Lorsqu’un certain nombre d’États européens ont eu à choisir, pour la modernisation de leurs forces aériennes, entre un avion français et un avion américain, on sait qui emporta ce « marché du siècle » et sous quelles pressions. On sait l’accueil fait par les États-Unis au Concorde, les hésitations des compagnies européennes devant l’Airbus. Bref, il y eut une volonté à peine déguisée des Américains de réduire au rôle de sous-traitant la seule industrie aéronautique capable de rivaliser avec la leur. Mais il y eut aussi indifférence ou complicité de quelques États européens devant cette entreprise de destruction.

Sans cultiver des sentiments anti-américains qui seraient injustes, ni souhaiter que l’Europe cherche à s’affirmer en s’opposant systématiquement aux États-Unis, on peut aspirer néanmoins à une coopération équilibrée entre véritables partenaires. Que signifierait l’Europe et quel prestige aurait-elle si ses industries ne devaient plus travailler que dans la dépendance des grandes sociétés américaines ?

Les aspirations nationales de la France, et même sa volonté européenne, sont rarement comprises de nos partenaires, qui se résignent sans trop de peine à un protectorat américain à peine déguisé, ou qui le souhaitent. L’expérience a démontré amplement que seule la volonté européenne de la France peut contrecarrer cette tendance. Il suffit de se souvenir que jamais la Communauté n’aurait seulement pris le départ si la France, au temps du général de Gaulle, avait été paralysée par des décisions majoritaires. Seule la volonté de la France a pu l’amener à secouer son inertie et sa bureaucratie, d’une part pour défendre ses intérêts communs, de l’autre pour mener à bien les nombreuses tâches qui s’imposent à elle dans tous les domaines.

Sans abuser de citations du général de Gaulle, je voudrais rappeler celle-ci, qui date d’avril 1942. Le chef des Français libres y disait : « La France a depuis mille cinq cents ans l’habitude d’être une grande puissance… La France ne doit pas se faire plus grande qu’elle est… » Mais, « en raison de l’opinion que l’on a d’elle historiquement et qui lui ouvre une sorte de crédit latent quand il s’agit d’universel », elle est « par excellence le champion de la coopération internationale pourvu qu’elle apparaisse comme une nation aux mains libres dont aucune pression du dehors ne détermine la politique »…

Si je tiens à souligner ici la contribution décisive que les gaullistes ont apportée à la construction européenne, c’est pour réfuter une thèse, complaisamment entretenue par leurs adversaires, selon laquelle ils n’auraient pris part à cette entreprise que contraints et forcés par les événements et pour s’appliquer, en définitive, à en retarder le processus. Fallait-il laisser l’Europe s’accomplir à n’importe quelle condition, au nom d’un idéalisme qui n’eût pas de freins ? Ou considérer tout au contraire que le meilleur service à lui rendre était de faire en sorte qu’elle s’élabore de part et d’autre avec lucidité, prudence et réalisme ? C’est à cette dernière approche, la plus pragmatique, et la seule viable, que les gaullistes se sont toujours identifiés. Pour eux, l’Europe est une nécessité sans être un dogme, une conquête exigeante et non une solution magique à tous les problèmes du moment.

C’est à tort qu’on a parfois mis en doute mes propres convictions dans ce domaine et caricaturé mes prises de position en me présentant comme une sorte de converti malgré lui, rallié par la force des choses à une cause à laquelle il ne croyait pas. La vérité est que j’ai été dès l’origine un européen, non de passion, mais de raison, préoccupé, dès que j’en ai eu la charge, de défendre les intérêts français à l’intérieur de l’Union tout en m’évertuant à faire progresser celle-ci vers un fonctionnement plus responsable et cohérent. Deux objectifs souvent difficiles à concilier et qu’on ne peut atteindre sans évolution ni adaptation permanentes. Mais par-delà les réserves et les mises en garde qu’il m’est arrivé d’exprimer, l’enjeu m’a toujours paru d’une telle importance pour l’essor de notre pays comme pour la stabilité du continent, à l’heure des grands ensembles internationaux, que je n’ai jamais économisé mes efforts pour permettre à la Communauté européenne de s’affirmer autant qu’elle le pouvait.

En avril 1972, je me suis engagé en faveur de l’élargissement de l’Europe des Six à la Grande-Bretagne, à l’Irlande et au Danemark, lors du référendum, voulu par Georges Pompidou, pour ratifier leur traité d’adhésion. En dépit des complications qu’elle risquait d’entraîner, je voyais plus d’avantages que d’inconvénients à l’entrée de ces trois nouveaux membres, notamment celle de l’Angleterre. Certes, on pouvait s’attendre à ce que cette dernière garde toujours une marge de manœuvre vis-à-vis de la Communauté. Mais à tout prendre, j’estimais qu’il valait mieux désormais qu’elle fût à l’intérieur plutôt qu’à l’extérieur de l’Europe. Comment imaginer une Europe dont elle eût été durablement exclue, alors même que la Grande-Bretagne est, qu’on le veuille ou non, une nation européenne, qu’elle dispose d’alliés traditionnels au sein du continent, et que ses courants d’échanges s’opèrent avec l’ensemble des pays de l’Union ? Pour autant, il était aisé de prévoir que cette intégration n’irait pas sans embûches ni complications de tous ordres.

Alignée sur les États-Unis, dans ce domaine comme dans d’autres, l’Angleterre était foncièrement hostile à toute Europe agricole, laquelle lui paraissait menacer directement ses propres intérêts. Il n’empêche qu’après avoir dû, malgré tout, en accepter le principe, elle a fini par s’en accommoder peu à peu et selon son rythme, au prix d’âpres négociations et d’affrontements quasi constants, en particulier avec la délégation française.

Une anecdote illustre bien le climat de grande défiance qui prévaut alors entre nos deux pays. Les tensions sont si fortes qu’aucun accord ne peut être adopté entre les Neuf sans qu’une solution franco-britannique ait été trouvée au préalable. Et il faut toujours, pour y parvenir, de longs tête-à-tête avec nos homologues d’outre-Manche. Je me souviens d’un ministre anglais de l’Agriculture avec qui j’entretenais des relations extrêmement difficiles. Nous allions sans cesse d’algarades en altercations. Naturellement, ce ministre refusait de s’exprimer dans une autre langue que la sienne, affectant de tout ignorer du français jusqu’au jour où, son gouvernement ayant perdu les élections, il fut contraint de quitter Bruxelles.

Un déjeuner fut organisé en son honneur par les autres ministres de l’Agriculture européens, comme il était de tradition quand l’un d’entre nous allait être remplacé. Ces repas étaient présidés par chaque ministre à tour de rôle. Le hasard voulut que la charge en incombe, cette fois-là, au représentant de la France. À la fin du déjeuner, je me lève donc pour porter un toast, au nom de tous, à notre collègue britannique sur le départ. Et c’est alors qu’à ma grande surprise j’entends celui-ci me répondre dans un français impeccable. Il parlait notre langue à la perfection et avait pris soin de me le cacher pour mieux profiter à mon insu de ce que je disais à mes collaborateurs lors de nos négociations…