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L’Angleterre n’est pas le seul de nos partenaires auquel nous opposaient des relations parfois conflictuelles. Le ministre allemand de l’Agriculture, Josef Hertl, pouvait se montrer encore plus rude et vindicatif que son homologue britannique. Nous avons eu des affrontements spectaculaires à propos de la fixation des prix agricoles. Un jour, Hertl ira même jusqu’à faire une déclaration à la presse allemande et française en proférant : « Chirac est un fou » et en me conseillant de me faire psychanalyser, déclaration qui fit naturellement la une des journaux des deux pays. Cela dit, nous étions aussi attachés l’un que l’autre à la poursuite du rapprochement franco-allemand engagé par de Gaulle et Adenauer, et, à ce titre, liés par une connivence particulière… Je me souviens de ma consternation lorsque Josef Hertl, pris d’un malaise au cours d’une réunion, fut transporté d’urgence à l’hôpital. On sut peu après qu’il n’avait rien de grave. Mais son état de santé m’avait inquiété comme s’il s’était agi de celui d’un frère…

Si vives fussent-elles, nos querelles restaient celles d’hommes conscients de la nécessité d’aboutir, tôt ou tard, à un accord. Il arrivait que certains « marathons agricoles » durent deux, voire trois jours, quasiment sans interruption. La durée de ces négociations s’expliquait par le fait que chacun de nous, pour des raisons politiques, partait toujours très loin du point d’arrivée, avant de s’en rapprocher peu à peu, par échanges, concessions et dosages progressifs, selon une alchimie qui réclamait autant de patience que de ténacité.

La première fois que je suis arrivé à Bruxelles, mon directeur de cabinet, François Heilbronner, m’avait précisé sur une simple fiche les deux produits spécifiques dont je devais défendre les prix en réunion restreinte des ministres de l’Agriculture. Étant novice, je me suis montré intraitable, ce qui me valut d’obtenir gain de cause. Mais je compris très vite que, si le but était bien de garantir à nos agriculteurs les prix les plus rémunérateurs, la bonne méthode pour y parvenir ne pourrait être durablement celle de l’intransigeance.

Mon intérêt pour les questions agricoles ne datait pas du jour de ma nomination à la tête du ministère concerné. Très jeune, j’ai été émerveillé par la richesse et la beauté des campagnes françaises telles que je les découvrais lors de mes vacances d’été en Corrèze. La vue d’une terre bien entretenue, d’un bel animal dans une cour de ferme, fruit de la symbiose la plus parfaite entre l’œuvre de la nature et le travail de l’homme, me captivait. J’y trouvais d’inépuisables leçons de vie. Mes premiers contacts avec le monde paysan remontent à cette époque-là. Un monde auquel je me suis toujours senti rattaché, depuis lors, par des liens amicaux et chaleureux, dont témoigne, encore aujourd’hui, chacune de mes visites au Salon de l’Agriculture.

Loin de chercher, lors de mon entrée en fonctions, à tracer une doctrine nouvelle et originale en matière agricole, j’insiste sur le fait que l’agriculture est plus que jamais un atout pour notre économie. J’affirme qu’il s’agit tout à la fois de lutter contre l’exode rural et de renforcer les exploitations de type familial. Alors que la Commission de Bruxelles envisage de réduire le développement de certains produits et, soucieuse d’en finir avec les excédents, prône la mise en jachère de millions d’hectares cultivables, je suis de ceux, peu nombreux parmi les dirigeants français et plus encore européens à cette époque, qui plaident tout au contraire pour un accroissement continu de la production agricole.

Mon raisonnement se fonde sur l’idée, à ce moment-là contestée, mais amplement vérifiée depuis lors, que la population mondiale étant appelée à augmenter, une politique agricole restrictive conduirait inéluctablement à une crise alimentaire. Au lieu de créer les conditions d’une pénurie ultérieure, mieux valait, selon moi, s’organiser pour gérer dans les meilleures conditions des situations d’excédents, mais aussi permettre de dégager des surplus importants susceptibles d’être exportés.

Dans une « Note sur la situation du marché commun agricole », je mets en garde dès 1973 sur le danger de créer au sein de la Communauté comme dans le reste du monde « une situation de dépendance alimentaire qui, dans certaines circonstances, peut se révéler dramatique ». Je m’élève contre l’idée qu’on puisse demander à un pays comme la France de renoncer à l’existence d’une paysannerie familiale alors que « sa situation évolue au fur et à mesure que la production s’oriente vers des productions de qualité non industrialisées ». J’ajoute qu’ « une exploitation de ce type peut être utile à l’environnement, à la préservation du sol et des paysages, et à l’équilibre social et régional ».

En conclusion, je souhaite l’organisation d’« une sorte d’OPEP alimentaire » des pays producteurs de richesses agricoles pour imposer leurs prix aux grands pays consommateurs, l’URSS, la Chine et le Japon, et satisfaire du même coup aux besoins des pays sous-développés en leur permettant de bénéficier de l’écoulement des excédents éventuels. Ceci supposant « purement et simplement, selon moi, que l’on modifie la conception générale du marché alimentaire et qu’au lieu de raisonner comme au XIXe siècle ou de livrer le marché à quelques entreprises concurrentes, on découvre tout à coup ce phénomène entièrement nouveau qu’est la croissance de la population du globe ». Cette population étant appelée à doubler d’ici l’an 2000, l’objectif devait être, d’après moi, de quadrupler la production agricole en moins de trente ans. Et, pour la France, de développer sa propre production jusqu’à en faire un secteur de pointe de ses exportations.

Parallèlement au combat incessant, et vite remarqué, que je mène à Bruxelles pour faire prévaloir ces vues à long terme, contraires aux idées dominantes et à la politique des « quotas » que la Commission tente d’imposer, je m’efforce d’assurer aux agriculteurs français de meilleures conditions de vie et de travail.

Pour atteindre cet objectif, je m’appuie sur une concertation permanente avec les responsables professionnels, notamment le président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, Michel Debatisse, et le « patron » des éleveurs, Marcel Bruel, l’un et l’autre devenus des amis personnels. Considérant que l’État ne doit pas gérer l’agriculture à coup de décrets, je crois plus utile de miser sur une collaboration étroite entre les pouvoirs publics et les dirigeants syndicaux dans le cadre des « conférences annuelles » que j’anime comme ministre en 1972 et 1973 et présiderai en tant que Premier ministre de 1974 à 1976. Mais cette concertation est aussi à l’origine de nombreuses réunions moins formalistes, tels les « mardis mensuels » que je tiens avec l’ensemble des professionnels. Dans le même temps, le soutien apporté par l’État à la constitution d’organisations interprofessionnelles comme l’interprofession laitière exprime notre souci de décentralisation systématique.

Outre les efforts budgétaires constamment accrus en faveur de l’investissement, cette politique de développement de l’agriculture se traduit par un grand nombre de décisions concrètes, prises souvent à l’issue des conférences annuelles. Je tiens ici à en rappeler les principales :

— Création de l’Office national de la viande (1972).

— Création des prêts spéciaux à l’élevage (1973).