C’est dans ce cadre, le chef de l’État ayant renouvelé sa confiance à Pierre Messmer, que je suis amené, le 1er mars 1974, à quitter le ministère de l’Agriculture pour prendre en charge celui de l’Intérieur. Certains voient dans cette nomination le signe que Georges Pompidou nourrit pour moi de grandes ambitions. « Ainsi, vous aurez achevé un parcours suffisant pour connaître tout le gouvernement », me confie-t-il avec son sens habituel des formules lapidaires. Plus que jamais, le Président a besoin auprès de lui d’hommes dont le dévouement, la loyauté, la fidélité même, lui soient acquis sans réserve. Et il sait d’expérience que ces hommes-là, dans les temps de grandes incertitudes, sont rarement très nombreux…
Dans l’immédiat, mon prédécesseur, Raymond Marcellin, ayant eu la fâcheuse idée de faire poser des micros dans les locaux du Canard enchaîné, la première chose que le chef de l’État me demande est de supprimer, sur-le-champ, les écoutes téléphoniques. Georges Pompidou juge indigne qu’un homme d’État veuille écouter aux portes. Ainsi a-t-il, un jour, congédié sans ménagement un visiteur venu lui rapporter « de sources sûres » des renseignements compromettants sur François Mitterrand. Et depuis l’affaire Markovic, rien ne lui répugne davantage que les méthodes de basse police.
Dès mon arrivée Place Beauvau, je fais venir mon directeur de cabinet, François Heilbronner, et, sans plus tarder, nous nous mettons au travail. Tout branchement d’une bretelle exige la constitution d’une fiche signée, personnellement, par le ministre. Nous les annulons une à une. Puis, je consacre une partie de la nuit à resigner celles justifiées par la nécessité de protéger la sécurité du territoire, des personnes ou des biens, c’est-à-dire qui relèvent des surveillances de droit commun ou des services du contre-espionnage et excluent donc toute curiosité d’ordre politique ou privé. Au cours de la campagne présidentielle, Valéry Giscard d’Estaing inscrira dans son programme la suppression des écoutes téléphoniques. Il se situera ainsi dans la tradition de Georges Pompidou, qui en avait déjà pris l’initiative et obtenu qu’elles soient proscrites. Tous les hauts fonctionnaires associés à cette procédure peuvent en témoigner.
Déterminé à réorganiser, par la même occasion, les services de renseignements, je fais publier dans la presse la « fiche » me concernant que j’ai découverte à mon arrivée au ministère. Celle-ci révèle que j’ai été moi-même mis sur table d’écoute après un voyage effectué en Union soviétique, en 1965, pour négocier le survol de la Sibérie par la compagnie Air France. Lors d’un voyage en train entre Moscou et Leningrad, je me serais trouvé, selon les services français, dans le même compartiment qu’une femme travaillant pour le KGB. Il n’en a pas fallu davantage pour que je constitue d’après eux une « visée opérationnelle des services spéciaux soviétiques » qui, compte tenu de ma position à Matignon, cherchaient certainement le moyen de m’approcher. On en veut pour preuve des documents retrouvés chez un espion russe récemment expulsé, dans lesquels mon nom serait évoqué. Beaucoup de supputations pour rien… Depuis lors, je me suis toujours méfié de tout ce qui émane des services secrets.
Le 21 mars, un communiqué de l’Élysée annonce que le chef de l’État a dû renoncer, pour raisons médicales, à présider le traditionnel dîner du corps diplomatique. Cette fois, chacun prend définitivement conscience de la gravité de la situation. Reçu par Georges Pompidou quelques jours plus tard pour évoquer mes projets de réforme du ministère de l’Intérieur, je m’efforce pourtant de le trouver semblable à lui-même. Comment admettre qu’un homme que je tiens pour un père depuis mes débuts en politique soit véritablement en train de mourir ? Je ne veux rien entendre, rien voir à ce sujet. Voilà pourquoi je réagirai si mal, le lendemain de sa disparition, en entendant, sur Europe 1, le récit fait par Jean Mauriac du dernier Conseil des ministres de Georges Pompidou.
Indigné sur l’instant par ce tableau d’un Président prostré, épuisé, aux limites de ses forces physiques et intellectuelles, j’exige aussitôt, par téléphone, de pouvoir intervenir sur les ondes pour rétablir la vérité. J’oppose ma propre version à celles d’autres ministres recueillies par le journaliste de l’AFP, soulignant, contrairement à eux, « l’excellente forme physique » dans laquelle Georges Pompidou m’était apparu ce jour-là, « probablement meilleure, ajoutai-je, qu’elle ne l’avait été dans les jours passés. Il a fumé, comme il en avait l’habitude, beaucoup, il a interrogé tout le monde, il a tenu à ce que chacun fasse son commentaire. Il y avait eu quelques questions qui ne méritaient pas de commentaires très longs et qu’il aurait pu abréger s’il avait voulu abréger le temps du Conseil. Au contraire, il a tenu, ce qui était l’esprit même de ce qu’il avait voulu, avec un Conseil plus étroit, à ce que chacun donne, et donne parfois longuement, son sentiment sur les choses ».
J’évoque un exposé de politique étrangère digne des « meilleurs moments du général de Gaulle » auxquels j’avais assisté en Conseil des ministres… Je juge « scandaleux » qu’on veuille « faire peser une sorte de suspicion sur la façon dont le Président conduisait les affaires ». Bien qu’il ait reconnu avoir « traversé une période difficile » et « moralement et physiquement souffert », il « estimait que sa santé devait s’améliorer » et « comptait bien être en mesure de faire face à toutes les charges extérieures, et notamment les voyages qui devaient être réalisés pour la poursuite de notre politique étrangère ». Je conclus cette mise au point en assurant que Georges Pompidou n’avait jamais manifesté « autant de force de caractère, autant de lucidité et de ténacité — peut-être, précisément, parce que physiquement il avait à supporter des douleurs »…
Si cette version n’était sans doute pas des plus exactes, du moins était-elle conforme à l’image ultime que je souhaitais garder de Georges Pompidou : celle d’un homme que j’avais toujours connu impassible, inébranlable, face aux épreuves.
Lorsque j’apprends sa mort, le soir du 2 avril, le chagrin qui me submerge est tel que je ne cherche nullement à dissimuler ma peine, en privé comme en public. Bien que nous n’ayons jamais été intimes, je ressens la disparition de Georges Pompidou aussi cruellement que celle d’un proche. Pour nous, ses collaborateurs et ses amis, qui lui portions admiration et affection, c’est un maître que nous perdons. Un maître en esprit. Un maître en sagesse, en courage. Un maître dans l’action, dont nous aurons désormais le devoir de poursuivre l’œuvre inachevée.
Georges Pompidou était un bâtisseur. Parce qu’il avait le goût de l’aventure et de la découverte, celui des chemins de traverse et de l’inédit. Parce qu’en homme libre, il avait en horreur le conformisme des préjugés et l’uniformité de la pensée. Dans un entretien consacré à l’art, il dévoile un peu de son secret : « Si l’art contemporain me touche, disait-il, c’est à cause de cette recherche crispée et fascinante du nouveau et de l’inconnu… » Georges Pompidou avait, je l’ai dit, l’obsession de la modernité. Elle était pour lui une exigence, un défi, une manière de faire confiance au présent et à l’avenir. Et il était naturel que ce soit dans le domaine de la culture, dans cette relation privilégiée qui l’unissait à l’art de son temps, que son intuition d’un monde en devenir se manifeste dans tout son éclat.