Mais au-delà des choix emblématiques de l’homme de culture épris de poésie, Georges Pompidou était d’abord un homme d’État. Pour lui, le progrès humain était un ensemble. Le rêve inséparable de l’action. Parce qu’il avait cette passion de la modernité, il a dessiné une France nouvelle, fidèle à ses traditions les meilleures et fière de son histoire, mais entreprenante et inventive, industrieuse et dynamique. Rarement notre pays aura tant changé que pendant les douze années où il fut Premier ministre du général de Gaulle, puis président de la République.
Esprit profondément curieux, toujours en alerte, d’une lucidité et d’une sensibilité extrêmes, modèle de bon sens, d’exigence et de pragmatisme, Georges Pompidou avait pressenti, mieux que tout autre, les nécessaires évolutions de notre société. Pour lui, les années soixante ont marqué la fin d’une époque et le commencement d’une autre. Vieux pays rural, la France s’érige alors en puissance industrielle. Il est temps de repenser la ville sans négliger d’aménager le territoire et de le préserver.
Pour former aux nouveaux métiers, pour préparer l’emploi, l’éducation devient sa priorité. L’université se transforme. La France est en retard pour le téléphone ou l’automobile ? Sa détermination lui fera regagner le terrain perdu. Aéronautique, informatique, télécommunications, nucléaire, recherche pétrolière, recherche scientifique et technique, médias, tous ces domaines où la science se mêle à l’industrie ont connu pendant le gouvernement de Georges Pompidou un formidable essor. Ils constituent aujourd’hui encore le socle de la puissance de notre pays en Europe et dans le monde.
À la suite du général de Gaulle, qui a replacé notre pays dans le concert des puissances politiques, Georges Pompidou fut l’artisan le plus passionné d’une France disposant de tous les atouts qui font une grande nation : l’économie, l’industrie, le développement commercial, la recherche, l’innovation, le rayonnement culturel. À sa disparition, alors que s’achèvent les Trente Glorieuses, Georges Pompidou laisse une France puissante, solide et forte dans le monde.
Il voulait une France en paix, rassemblée et réconciliée avec elle-même. Une France qui travaille et construit son avenir. Il voulait le progrès social et que la croissance profite à tous. C’est l’époque du plein emploi. L’époque de nouvelles conquêtes sociales : la formation continue, la mensualisation des salaires qu’il demandera aux partenaires sociaux de mettre en œuvre dans le cadre d’un dialogue social qui gagne alors ses lettres de noblesse. L’époque aussi des grands équipements, des grands programmes d’infrastructures, qui vont redessiner le visage de la France.
Soucieux de « rendre à l’individu le goût de l’idéal », Georges Pompidou souhaitait que notre société retrouve le sens de la solidarité et s’est attaché, dans son action, à en donner l’exemple. Solidarité à l’égard des générations les plus âgées, chaque année plus nombreuses. Solidarité aussi avec les laissés-pour-compte de la modernité, ces « exclus » dont Georges Pompidou a pressenti l’apparition. Solidarité des pays riches avec les peuples déshérités, « exigence fondamentale de l’avenir humain, où l’intérêt rejoint l’idéal ». Solidarité européenne, avec l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun. Solidarité des francophones, dont l’ambition, affirmait-il, doit être de « résister à l’assimilation et à l’uniformité ». Là encore visionnaire, l’ami de Léopold Sédar Senghor devinait les grands enjeux des temps à venir.
Toutes ces années, ces années qu’on appelle aujourd’hui les « années Pompidou », ont laissé dans la mémoire collective des Français une empreinte profonde. Oubliant les controverses de Mai 1968, ils gardent le souvenir d’une période où la prospérité et le plein emploi ont coïncidé avec le rayonnement de la France. Le souvenir, en fin de compte, d’années heureuses, avant le grand choc pétrolier et les bouleversements de la mondialisation.
Georges Pompidou avait le génie de l’amitié. Pour lui, la vie trouvait son sens dans le regard des autres, dans l’attention qu’on leur porte, dans la main qu’on leur tend. Il nous donnait envie d’être meilleurs. C’est dire l’affection que nous lui portions. Et notre peine quand il nous a quittés.
La mort de Georges Pompidou, plus rapide que prévu, est intervenue avant que la majorité ait eu le temps de s’entendre sur la question de sa succession. Pris de court, désarmés, nous sommes confrontés à une situation difficile, face au leader de la gauche, François Mitterrand, adversaire d’autant plus redoutable qu’outre le savoir-faire acquis au fil du temps, l’âge lui confère un air plus apaisé et rassurant. Les candidatures rivales de Jacques Chaban-Delmas et de Valéry Giscard d’Estaing ne faisant guère de doute, la division est dans notre camp. Le premier n’a pas même attendu la fin de la période de deuil pour se déclarer, choquant bon nombre d’entre nous par sa maladresse, bien qu’il fût un homme de cœur, comme j’aurai l’occasion, par la suite, de le vérifier. Le second est tout aussi résolu à se présenter, mais sans brusquer les choses. Dans ces conditions, la meilleure solution pour éviter, non seulement la désunion, mais la probable victoire du dirigeant socialiste, me paraît être de se regrouper autour du Premier ministre sortant, Pierre Messmer.
C’est en vain que je milite aussitôt pour que ce dernier soit accepté comme le candidat unique de la majorité. D’abord auprès de l’intéressé, qui n’y croit pas vraiment et a toujours eu du mal, quoi qu’il en soit, à prendre une décision d’ordre politique. Ensuite, auprès de Chaban, qui refuse tout net de se retirer, puis de Giscard qui consent plus habilement à s’effacer à condition que son challenger fasse de même. La suite est connue : l’obstination de Chaban achèvera de dissuader Pierre Messmer de se lancer dans une bataille pour laquelle il ne se sent pas prêt, confortant du même coup son rival dans ses propres ambitions. Dès lors, je suis amené à prendre une position qui me vaudra d’être décrié et de passer pour « traître », alors qu’elle résulte d’une conviction qui ne va pas tarder à se révéler juste.
Cette conviction est simple : je ne crois pas que Chaban, qui fait figure d’homme du passé en dépit de son projet de « nouvelle société », ait la moindre chance de l’emporter face à Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand qui, chacun à leur manière, incarnent le changement auquel aspirent les Français. J’ai le sentiment, de surcroît, pour ne pas dire la certitude, que Georges Pompidou n’eût pas soutenu sa candidature, préférant à tout prendre celle de Giscard, dont il estimait davantage les qualités intellectuelles. Il n’y a là, chez moi, ni inimitié personnelle à l’égard de Chaban, ni aucun de ces calculs de carrière qu’on m’attribue aussitôt. Ce n’est pas la victoire de Chaban que je crains, mais sa défaite, laquelle me paraît inéluctable face au candidat socialiste.
Le 12 avril, les sondages commencent à me donner raison : Chaban se retrouve déjà en troisième position dans les intentions de vote. Je confirme au maire de Bordeaux, en me rendant à son domicile parisien, que je ne le soutiendrai pas. Le lendemain, Valéry Giscard d’Estaing me reçoit rue de Rivoli, dans son bureau du ministère des Finances. Il me demande si j’ai l’intention de l’appuyer. Je réponds que oui, mais sous couvert d’un appel à l’unité de candidature signé de plusieurs députés gaullistes, qui sera interprété, de fait, comme un manifeste antichabaniste. C’est alors que Giscard me déclare : « Vous savez… si nous gagnons… je vous demanderai d’être mon Premier ministre. » Ma réponse est immédiate, et aussi nette que sincère : « J’ai servi le Général, j’ai servi le président Pompidou. Je n’ai pas l’intention de poursuivre mon action politique. Je vous prie donc de ne plus me reparler de cette affaire. » Nous nous séparons en ces termes. La campagne se déroulera sans que, jamais, nous n’abordions à nouveau le sujet. Valéry Giscard d’Estaing fera part, à mots couverts, de ses intentions au cours d’un discours sur l’agriculture, prononcé en Normandie si j’ai bon souvenir. En des phrases très élogieuses à mon égard, il laisse entendre qu’en cas de victoire je serais, sans doute, appelé à tenir à ses côtés un rôle de premier plan.