Выбрать главу

Le 13 avril, en fin d’après-midi, le manifeste des 43, rassemblant quatre membres du gouvernement et trente-neuf députés UDR, est rendu public. Trois jours plus tard, je vais tenter de m’expliquer, salle Colbert, devant les élus et les cadres du mouvement gaulliste réunis au grand complet. Les partisans de Chaban, largement majoritaires, ont fait ce qu’il fallait pour chauffer la salle contre moi. Non content d’y convoquer le groupe parlementaire UDR au grand complet, on y a ajouté, pour faire bon poids, les conseillers de Paris, les sénateurs et même les anciens députés gaullistes. La salle est pleine à craquer. Serrés les uns contre les autres, les élus et cadres du mouvement me sifflent, m’injurient dans un vacarme indescriptible. Comment faire comprendre à des gens, qui sont pourtant des amis, que l’on peut conduire une action dans un sens apparemment différent du leur, et pour le bien de tous, sans renoncer le moins du monde à notre idéal commun ? Debout au milieu de la salle, je m’efforce d’expliquer mon choix tout en me disant, à défaut d’être entendu : « Ce que tu fais, c’est dans l’intérêt de la France, c’est ce que Pompidou aurait voulu. »

Après avoir largement distancé Jacques Chaban-Delmas au premier tour, Valéry Giscard d’Estaing l’emporte sur François Mitterrand, le 19 mai 1974, avec 50,8 % des voix. Un score nettement plus restreint que celui obtenu par Georges Pompidou cinq ans plus tôt, et qui ne fait que confirmer mes craintes d’une élection à haut risque pour la majorité en place.

Deux jours après, le nouveau Président m’invite à le rencontrer à Neuilly, dans l’hôtel particulier de son ami Michel Poniatowski, où tous les deux se sont réfugiés pour concocter le futur gouvernement. Giscard me demande sans ambages d’être son Premier ministre. À sa grande surprise, j’accueille cette proposition sans enthousiasme, m’estimant le moins bien placé pour gouverner avec une majorité aussi divisée. Je lui demande un délai de réflexion.

Dans les heures qui suivent, je m’entretiens longuement avec Pierre Juillet sur la question de savoir si je dois ou non accepter une telle responsabilité dans ces conditions, et s’il ne vaut pas mieux laisser cette charge à un proche du chef de l’État comme Michel Poniatowski. Pierre Juillet, ainsi que Jacques Friedmann et d’autres amis, me font valoir que l’UDR, à travers moi, serait au moins présente à Matignon, après que les gaullistes, pour la première fois depuis 1958, ont perdu l’Élysée. « Sinon, ajoute Pierre Juillet, je crains qu’il n’y ait plus de mouvement gaulliste du tout. Nous serons laminés. » C’est l’argument décisif. Le seul qui puisse définitivement me convaincre d’accepter la proposition de Valéry Giscard d’Estaing.

Peu après ma nomination à Matignon, Claude Pompidou me téléphone pour nous inviter à dîner, Bernadette et moi, le soir même, à son domicile du quai de Béthune. « J’ai besoin de vous voir, j’ai besoin de votre affection », me dit-elle, inconsolable de la mort de son mari, comme nous l’étions tous. Peut-être a-t-elle voulu me faire comprendre ce soir-là que j’étais devenu à ses yeux l’héritier politique de Georges Pompidou.

11

UN GOUVERNEMENT QUI N’EST PAS LE MIEN

Ce fut une illusion de courte durée. En acceptant de devenir son Premier ministre, j’avais le sentiment qu’une autre relation avec Giscard allait être possible : le « début d’une ère nouvelle », en quelque sorte. Du moins l’ai-je sincèrement espéré à ce moment-là, fort du rapprochement qui venait de s’opérer entre lui et moi, et du soutien que j’avais apporté à sa candidature dès le premier tour de l’élection présidentielle. Mais la vérité, comme je n’ai pas tardé à m’en apercevoir, était que, ne m’ayant jamais apprécié, il ne m’apprécierait pas davantage à l’avenir. L’exercice du pouvoir, comme le jeu des entourages, n’était pas fait, de surcroît, pour améliorer nos relations.

D’entrée de jeu, l’élément perturbateur est son homme-lige, Michel Poniatowski, expert en « petites phrases » assassines et ennemi déclaré des gaullistes qu’il n’a en tête que d’éliminer du paysage politique. Après avoir plaidé en vain auprès de Giscard pour une dissolution immédiate de l’Assemblée nationale, qui eût permis, selon lui, d’en finir avec les fidèles du Général et de Georges Pompidou, au profit d’une majorité centriste et libérale, tout acquise au nouveau Président, Poniatowski n’a pas davantage réussi à éviter ma nomination à Matignon, s’y résignant bien malgré lui. Jaloux à l’extrême de l’ascendant qu’il croit exercer sur Giscard, et de la complicité qui les lie de longue date, il lui est intolérable de voir quiconque s’immiscer dans une relation dont il se veut seul bénéficiaire, et lui disputer, si peu que ce soit, une influence qu’il souhaite exclusive. C’est dire l’animosité qu’il voue, d’instinct, à un Premier ministre, non seulement contraire à ses vœux, mais qui plus est susceptible d’acquérir la confiance du chef de l’État. Dès lors, Michel Poniatowski fera ce qu’il faudra pour miner tout espoir d’entente durable entre Giscard et moi, s’y employant avec d’autant plus de succès que cet espoir est par avance limité…

La formation du gouvernement allait être, à cet égard, un test déterminant. L’usage, comme l’esprit de la Constitution, veut que la responsabilité en incombe au Premier ministre. Mais c’est à peine si je suis consulté sur le choix des ministres et même des secrétaires d’État qui composeront mon équipe : le chef de l’État se borne à m’indiquer ceux qu’il souhaite y voir figurer. Mis devant le fait accompli, il me reste, pour éviter une crise politique immédiate, soit à m’incliner sans un mot, soit à exiger le minimum de ce que je peux obtenir. Faute de mieux, c’est cette dernière option que je choisis, bataillant ferme pour empêcher certaines nominations que je juge inacceptables, et imposer celles surtout qui me paraissent nécessaires.

Compte tenu du résultat de l’élection présidentielle, et bien que la majorité parlementaire demeure inchangée, il n’y a rien d’étonnant ni même d’anormal à ce que les principaux portefeuilles ministériels soient occupés par des proches du chef de l’État. Hormis le sénateur Jacques Soufflet, en charge de la Défense, les gaullistes sont écartés des postes clés au profit des responsables centristes et giscardiens : Michel Poniatowski, promu ministre d’État et numéro deux du gouvernement, prend l’Intérieur, Jean-Pierre Fourcade, les Finances, Jean Sauvagnargues, les Affaires étrangères, Jean Lecanuet, la Justice, Christian Bonnet, l’Agriculture, Michel d’Ornano, l’Industrie… Plus contestable à mes yeux est la volonté du Président de faire entrer au gouvernement trois personnalités issues du mouvement réformateur : l’incontrôlable Jean-Jacques Servan-Schreiber, patron de L’Express, ainsi que deux de ses fidèles, la directrice du journal, Françoise Giroud, et la députée de Moselle Anne-Marie Fritsch.

Si je veux bien paraître souscrire à la promotion de JJSS, à la tête d’un ministère inédit, celui des Réformes, plus symbolique qu’opérationnel — « J’ai promis le changement ! » me rappelle Giscard — je m’insurge contre celles de Françoise Giroud, pressentie pour un secrétariat d’État à la Condition féminine, et plus encore de Mme Fritsch, prévue comme ministre de la Santé. Ces trois nominations risquant d’être considérées par les députés gaullistes comme autant de provocations, je fais savoir au chef de l’État que je m’y oppose catégoriquement. Sous peine de ne pouvoir cautionner ce gouvernement, je lui demande que le ministère de la Santé soit confié à une femme qui me paraît digne, sur tous les plans, d’occuper cette fonction. Il s’agit de Simone Veil, alors secrétaire générale du Conseil supérieur de la magistrature et engagée de longue date dans le combat pour les droits des femmes. Je tiens Simone Veil pour une personnalité d’exception, d’une parfaite intégrité morale et intellectuelle, et la sais dotée d’un grand courage et d’un caractère à toute épreuve.