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Giscard, qui n’a pas beaucoup de sympathie pour elle et la soupçonne d’avoir voté, lors de l’élection présidentielle, en faveur de François Mitterrand après avoir choisi Chaban au premier tour, est plus que réticent à cette idée. Il y est même franchement défavorable. Mais devant mon insistance, il finit par céder. Cette victoire n’ira pas sans me créer des difficultés avec Marie-France Garaud, qui eût aimé, elle aussi, entrer au gouvernement, sans que j’aie pensé à le lui proposer. Je ne m’apercevrai qu’ultérieurement de l’amertume qu’elle en a éprouvée. Mais j’avais tellement l’habitude de travailler avec elle en marge du pouvoir qu’il ne m’était même pas venu à l’idée de lui confier des responsabilités plus officielles.

Si je n’aurai qu’à me féliciter de la nomination de Simone Veil, plus décevante, en revanche, bien que je n’en sois pas surpris, se révélera celle de Jean-Jacques Servan-Schreiber. Le 9 juin 1974, deux semaines à peine après son entrée en fonctions, le fondateur de L’Express condamne publiquement, lors d’une conférence de presse, la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique décidée, à ma demande, par le chef de l’État qui les avait, dans un premier temps, ajournés. JJSS a-t-il agi de sa propre initiative ou s’est-il senti assuré du soutien présidentiel ? Toujours est-il qu’en s’en prenant ouvertement à l’UDR et à l’autorité militaire, accusées l’une et l’autre d’avoir fait pression sur l’Élysée pour obtenir le maintien de la politique nucléaire, l’éphémère ministre des Réformes a commis à mes yeux un faux pas inexcusable. J’exige aussitôt son renvoi, que Giscard m’accorde malgré lui.

À la même époque, c’est au prix d’une nouvelle menace de démission que je parviens à sauvegarder une future réalisation qui me tient à cœur entre toutes : celle du Centre national d’art contemporain prévu à Beaubourg. Georges Pompidou voulait faire de ce grand vaisseau moderne ancré au cœur de la capitale, non une œuvre architecturale, mais une sorte d’aimant susceptible d’attirer vers la France, comme dans les années vingt, des créateurs venus du monde entier. À sa mort, ce musée, envisagé et conçu sous son impulsion personnelle, n’était pas encore sorti de terre. Seules les fondations existaient.

Un jour, Giscard me convoque en présence du secrétaire d’État à la Culture, Michel Guy, pour me faire part de ses grands projets. « Je vais arrêter cette monstruosité qu’est le Centre Beaubourg », me déclare-t-il tout net. Mon sang ne fait qu’un tour : « Monsieur le Président, cette décision implique que vous changiez aussi de Premier ministre. Car je n’accepterai pas qu’on puisse remettre en cause ce qui a été la dernière œuvre de M. Pompidou. »

J’espérais le soutien de Michel Guy, ami personnel des Pompidou auxquels il devait sa carrière ministérielle et qui avait, naguère, milité en faveur du projet. Mais voici que, pour ne pas déplaire au nouveau Président, l’intéressé prend son parti sans craindre de se renier : « Vous avez raison, lui assure-t-il devant moi. D’ailleurs, j’ai toujours pensé que ce n’était pas une bonne idée… » Indigné par tant de lâcheté, je ne me prive pas de dire à Michel Guy ce que je pense de lui. Je n’accepterai plus de le revoir. Grâce à mon intervention, le Centre Georges-Pompidou pourra voir le jour et se développer jusqu’à devenir cette belle réussite reconnue comme telle en France et dans le monde entier.

En dépit de ces premières anicroches, je garde de cette période initiale de beaux souvenirs. Nous étions à l’aube de la république giscardienne et j’étais convaincu, un peu naïvement, que le président de la République ayant confiance en moi, il apprécierait le travail que nous réaliserions ensemble. On ne parlait que d’innovations et de réformes. Un vent nouveau semblait vouloir se lever et, comme les autres, plus que les autres même, là où j’étais placé, j’en ai ressenti le souffle. Puis assez vite, d’autres temps sont venus.

Pour comprendre les événements qui ont suivi, il convient ici de rappeler ce qu’a été, après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, l’évolution des rapports entre le président de la République et son Premier ministre.

Du temps du général de Gaulle puis de Georges Pompidou, la majorité avait un inspirateur unique : le chef de l’État. Chacun avait conscience d’une primauté institutionnelle qui s’imposait à tous. À la veille des élections législatives, le Président demandait aux Français de « voter pour les siens ». De grandes affiches portaient comme seul slogan : « Avec le général de Gaulle », « Pour soutenir l’action du général de Gaulle » et, plus tard : « Pour soutenir l’action du président Pompidou »… Sous son autorité, il fallait un homme capable de mener cette majorité au combat. C’était, tout naturellement, et par délégation, le Premier ministre, lequel, on le sait, tenait sa légitimité du Président. Personne, dès lors, ne discutait longtemps ses arbitrages électoraux. Cahin-caha, en dépit des appétits personnels et des ambitions inavouées, la machine majoritaire fonctionnait.

À partir de 1974, entrés dans un système différent que Valéry Giscard d’Estaing a dénommé le pluralisme, nous avons dû apprendre à raisonner et, donc, à réagir différemment. Dans le cas de ses deux prédécesseurs, l’option était claire. Le Président exprimait au pays le choix qui lui paraissait le meilleur. Il s’y impliquait totalement, au point, comme l’a fait le général de Gaulle au lendemain du référendum de 1969, de lier sa fonction au verdict populaire. Certains ont regretté ce départ que, constitutionnellement, rien ne justifiait. Pour ma part, je me souviens, à l’époque, de m’être longuement interrogé. Le Général avait-il tort de réagir ainsi, tout de suite, sur le coup et dans l’émotion du moment ? Pour lui, être mis en minorité après avoir indiqué, sans équivoque, ce qu’il attendait des Français, ne pouvait être qu’un désaveu. Quelles que soient les règles constitutionnelles ou juridiques, le Général, chaque fois que l’événement l’imposait, a fait passer sa légitimité avant toute autre considération. Par voie de conséquence, à l’heure où cette légitimité est contestée par le peuple qu’on a consulté, celui qui en est encore légalement détenteur estime ne plus disposer de l’autorité nécessaire pour l’exercer. Il s’en va, afin que le destin s’accomplisse.

Valéry Giscard d’Estaing sera le premier à officialiser une autre interprétation possible de la Constitution, d’après laquelle le président de la République, cessant de lier son sort à la majorité qui le soutient, se place en position d’arbitre et devient essentiellement le garant des institutions dont le suffrage universel lui a confié la charge. Interprétation qui ne vaut pas seulement en cas d’une victoire de l’opposition, mais vaudra tout autant dans ses relations immédiates avec la majorité en place, dominée par une famille politique qui n’est pas la sienne, mais celle de son Premier ministre. De cette situation inédite naîtront la plupart des antagonismes et des malentendus qui crisperont nos relations et conduiront à ma démission en août 1976.