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En 1974, je suis le premier chef de gouvernement réellement confronté aux effets du choc pétrolier survenu l’année précédente. Je prends très vite conscience que nous nous trouvons face à un nouvel âge de notre économie, au seuil d’une révolution industrielle et technique, qui transformera le visage de la planète encore plus profondément que les précédentes. Une révolution durant laquelle nous nous classerons parmi les vainqueurs ou les victimes, les grandes puissances ou les petites, selon ce qui sera fait. Ce qui est en question n’est rien d’autre que notre place dans le monde de demain. Elle n’est pas acquise d’avance. Personne ne nous l’assurera. Il faut la concevoir et la vouloir. C’est l’évidence même.

La crise pétrolière n’aura fait que déclencher ou révéler les transformations qui étaient en passe de s’accomplir. Il est clair désormais que nous ne retrouverons pas le pétrole et les matières premières dont nous dépendons offerts en surabondance à des prix très bas, un marché intérieur qui avait besoin de tout, des exportations faciles à destination de pays qui n’étaient pas encore industrialisés. En revanche, l’énergie atomique et sans doute d’autres énergies nouvelles, l’électronique, l’informatique, des inventions que nous ne pressentons peut-être pas encore, vont faire émerger quelques nations à un niveau supérieur de développement. Celles-là seront les plus, sinon les seules, capables de maintenir une véritable indépendance politique et d’élever le niveau de vie de leurs ressortissants.

Une telle révolution ne saurait se passer d’une volonté collective, orientant de haut l’ensemble de l’économie, ni d’une certaine intervention de l’État pour la mettre en œuvre. Croire le contraire est entièrement irréaliste. Si l’on refuse de la prendre en considération, l’intervention de l’État se produit quand même, par la force des choses, mais elle n’est pas démocratiquement délibérée, ni la plupart du temps délibérée du tout. Elle se fait alors au gré des pressions immédiates ou obéit aux seules vues des administrations. L’État peut être paralysant, à coup sûr, il en a fourni d’innombrables preuves. Néanmoins il n’est pas forcément synonyme de bureaucratie aveugle. Son rôle peut être d’impulsion, autant ou plus que de prohibition, et correspondre à la tâche de premier exécutant au service de la volonté collective.

Dans le domaine de l’énergie, qui vient en première ligne de nos préoccupations, personne ne peut penser sérieusement que l’État ne détienne pas les responsabilités initiales et principales. Elles lui reviennent même dans un pays aussi libéral que les États-Unis. Au surplus, le rôle qu’est appelée à jouer l’énergie nucléaire ne se conçoit pas en dehors de l’État. Il en va de même en matière de restructuration industrielle.

C’est dans cet esprit, qui ne fait pas de moi un libéral des plus orthodoxes, que je me prépare à affronter, en tant que chef du gouvernement, la première récession économique dont notre pays ait eu à souffrir depuis 1945. Le PIB se rétracte de 1,6 % au premier semestre 1974, puis de 1,5 % l’année suivante. L’inflation croît de 13,8 %, soit la plus forte hausse depuis 1958. Quant au nombre des demandeurs d’emploi, il connaîtra en deux ans un bond spectaculaire, passant de 200000 à près d’un million de personnes entre 1974 et 1976.

Pour tenter de remédier à cette situation, est élaboré, dans un premier temps, un plan d’austérité, dit de « refroidissement », dont la paternité revient au ministre des Finances, Jean-Pierre Fourcade. Ce plan, avant tout destiné à lutter contre l’inflation née de la hausse des prix du baril de pétrole, se traduit notamment par un encadrement très strict du crédit, la majoration de l’impôt sur les sociétés, ainsi que l’instauration de prélèvements exceptionnels. Autant de mesures à vocation déflationniste qui auront pour effet d’atténuer la hausse des prix et de réduire le déficit commercial, mais au détriment du taux d’investissement, dont la chute fragilisera d’autant la production industrielle.

En dehors de circonstances exceptionnelles — et celles-ci l’étaient, d’une certaine manière —, je ne crois pas que la rigueur soit une bonne réponse aux situations de crise. Je suis a priori plus sensible aux arguments de ceux qui veulent organiser la relance que de ceux qui préfèrent s’interdire toute initiative. Ma conviction naturelle est qu’il vaut mieux tout faire pour privilégier l’emploi et le pouvoir d’achat, parce qu’il s’agit là du moteur même de l’économie.

Bref, si je dois assumer l’ensemble des mesures voulues essentiellement par le chef de l’État et le ministre des Finances, il n’en est pas moins vrai que celles-ci ne correspondent pas à ce que j’estime utile et nécessaire pour le pays.

En juillet 1975, préoccupé par les risques d’explosion sociale liés à la montée du chômage, j’interviens en Conseil des ministres pour demander l’arrêt d’un plan d’austérité qui, selon moi, n’a pas donné les résultats attendus. « Les entreprises ont besoin d’une relance, dis-je, même si certains technocrates ne songent qu’à freiner leurs investissements. » Contre toute attente, quelques ministres giscardiens parmi les plus éminents, Michel Poniatowski en tête, abondent dans mon sens. Pris de court et visiblement étonné, le chef de l’État lâche du lest, avant d’annoncer quelques jours plus tard « un programme important de soutien de l’activité économique » dont il ne perdra aucune occasion, désormais, de s’attribuer le mérite.

Ce plan, de plus de 30 milliards de francs, définitivement mis en place en septembre 1975, se traduit, entre autres, par l’allègement des restrictions du crédit et l’adoption d’un report d’impôt sur les bénéfices pour les entreprises, qui permettront à la production industrielle de repartir à la hausse.

Mon souci personnel, dans le même temps, est de protéger l’emploi et la consommation par une augmentation des retraites, des allocations familiales et du salaire minimum, un renforcement du système d’indemnisation du chômage partiel, la mise en place par l’UNEDIC d’une allocation supplémentaire d’attente, permettant aux licenciés économiques de percevoir pendant un an 90 % de leur salaire brut antérieur, enfin la généralisation de la Sécurité sociale à l’ensemble des activités professionnelles. Cet effort de solidarité, en faveur de ceux qui sont frappés le plus durement par la crise économique, correspond à l’idée que je me fais des missions essentielles de l’État, comme des exigences d’une société humaniste.

Il en va de même pour deux catégories de population encore très délaissées à cette époque, les personnes âgées et les handicapés, au sort desquels mon gouvernement sera l’un des premiers à véritablement s’intéresser.

Quel dénuement plus terrible que celui dû à la faiblesse, à l’isolement, à la vulnérabilité du grand âge ? J’ai toujours été sensible à l’angoisse des personnes âgées et infiniment touché par les marques de reconnaissance qui émanent de ces hommes et de ces femmes envers qui la société a le plus de devoirs et qui ont si peu l’habitude qu’on pense encore à eux. Les aider à se rencontrer, se distraire, à préserver une vie sociale à travers la création de structures appropriées et un allègement de leurs contraintes matérielles, sera l’un des « grands chantiers » des deux années que je passerai à Matignon.

J’ai découvert le drame des handicapés mentaux lors de ma première campagne électorale en Corrèze. Il m’arrivait de les croiser dans une cour de ferme, le visage hagard, l’air totalement démuni, et même de voir certains d’entre eux, dans les zones de montagne les plus reculées, enchaînés à une cuisinière. Leurs conditions de vie étaient épouvantables. Il y avait l’immense détresse des parents aimants mais désarmés, leur inépuisable bonne volonté, mais aussi leur sentiment d’impuissance mêlé de culpabilité, leur révolte face aux handicaps les plus lourds, quand l’inacceptable n’était plus supporté. Il y avait leur solitude extrême, encore accrue par l’absence d’hommes, de femmes et de structures réellement capables de partager avec eux la responsabilité dont le destin les avait chargés. Ces sentiments, beaucoup de parents les éprouvent encore de nos jours. Du moins notre société a-t-elle évolué, changé, manifestant une aptitude plus grande à accepter petit à petit le handicap, à l’accueillir, à l’accompagner, et à accepter les enfants et adultes handicapés en même temps que leurs parents. Il y a trente ans, s’ajoutait au handicap et à ses contraintes la souffrance, alors sans remède, de celui qui était conscient de ne pas être comme les autres et ne pouvait trouver de place au milieu des hommes. J’ai été le témoin de ces drames où l’horreur le disputait au scandale.