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Pour comprendre l’importance de ces pourparlers, en pleine crise énergétique, il faut rappeler que la France bénéficie en Irak, concernant ses approvisionnements pétroliers, d’une situation privilégiée. Acquis au lendemain de la Grande Guerre, lors du partage par les Alliés des dépouilles de l’Empire ottoman, ses intérêts pétroliers y ont été préservés grâce à la politique arabe menée par le général de Gaulle et poursuivie par Georges Pompidou. En juin 1972, alors que l’homme fort du régime, Saddam Hussein, vient, pour la plus grande fierté de son peuple, de restituer à l’Irak son indépendance pétrolière en mettant fin aux concessions étrangères, les autorités de Bagdad font savoir au gouvernement français qu’elles n’entendent pas remettre en cause leur coopération dans ce domaine. En contrepartie, l’Irak souhaite obtenir de la France la vente d’équipements militaires. C’est dans ce contexte que Saddam Hussein est reçu officiellement à Paris, pour la première fois, en juin 1972 par Georges Pompidou. Un accord est signé, qui satisfait en grande partie aux attentes irakiennes tout en garantissant à la France, pour une dizaine d’années, la pérennité de ses intérêts pétroliers.

À partir de 1974, les échanges industriels et militaires s’intensifient entre les deux pays. En octobre, je suis reçu à bras ouverts par Saddam Hussein à Bagdad pour y négocier de nouveaux contrats. Bien qu’il ait pris le pouvoir dans des conditions pour le moins brutales, le dirigeant irakien, qui jouit alors d’une grande popularité dans le monde arabe, ne passe pas encore pour infréquentable auprès des chancelleries occidentales. Soucieux de se dégager de la tutelle soviétique, il mise sur la France pour l’aider à renforcer l’indépendance de son pays et met tout en œuvre afin de me témoigner son amitié.

L’homme me paraît intelligent, non dénué d’humour et même assez sympathique. Il me reçoit chez lui, me traite en ami personnel. La chaleur de son hospitalité ne passe pas inaperçue. Nos échanges sont empreints de part et d’autre d’une grande cordialité. J’aurai toujours une grande facilité de contact avec les chefs d’État arabes, peut-être parce que ceux-ci pratiquent une forme de franchise peu fréquente chez leurs homologues occidentaux. Et puis l’Irak est un pays fascinant qui me semble promis à occuper parmi les grandes nations la place qu’il mérite.

Un an plus tard, en septembre 1975, j’accueille Saddam Hussein à Paris. Nous visitons ensemble les installations nucléaires de Cadarache, avant de prolonger nos échanges aux Baux-de-Provence, lors d’un week-end privé, marqué par un déjeuner mémorable au restaurant L’Oustau de Baumanière. Le voyage se conclut, comme il est d’usage à cette époque, par un dîner officiel dans la galerie des Glaces du château de Versailles, au cours duquel je confirme publiquement à Saddam Hussein que la France est prête à lui apporter « ses hommes, sa technologie, ses compétences ».

En 1978, alors qu’il venait d’expulser l’ayatollah Khomeiny, en exil en Irak depuis plusieurs années, Saddam Hussein me fera parvenir, par l’intermédiaire de son ambassadeur à Paris, un message me recommandant de faire en sorte que Khomeiny ne soit pas accueilli en France. La plupart des grands pays occidentaux ayant refusé de le recevoir, la France était alors le seul encore susceptible de l’héberger. Dans son message, Saddam Hussein m’adressait, en substance, la mise en garde suivante : « Faites très attention. Laissez-le partir en Libye parce que ce qu’il dira en France aura un retentissement international et ce qu’il dira en Libye restera inaudible. » Bien que n’étant plus Premier ministre, je transmets immédiatement ce message au président Giscard d’Estaing, lequel n’en tiendra aucun compte et fera tout l’inverse de ce que le leader irakien recommandait. La décision d’accueillir en France l’ayatollah Khomeiny aura des conséquences lourdes et irréparables, tant pour l’avenir de l’Iran que pour la stabilité du monde.

Ce fut un de mes derniers échanges avec Saddam Hussein. Je n’ai jamais revu celui qui faisait alors moins figure de despote que de patriote farouche et déterminé, possédé par une fougue et un orgueil nationalistes qui semblaient refléter les grandes ambitions qu’il nourrissait pour son pays. Lorsque j’ai appris, des années plus tard, la folie répressive qui s’était emparée de ce dictateur, j’ai rompu définitivement tout contact personnel avec lui. Ce qui ne m’a pas empêché d’être choqué par le sort ultime qui lui a été réservé, cette mise à mort nocturne orchestrée avec la même barbarie dont il s’était rendu coupable et pour laquelle on l’avait condamné.

Parmi les rencontres qui ont jalonné ces deux années passées à Matignon, la plus marquante pour moi a sans doute été celle de Deng Xiaoping, lors de sa visite officielle en France en mai 1975, la première d’un dirigeant chinois depuis le rétablissement des relations diplomatiques entre nos deux pays.

Après le désastre de la Révolution culturelle lancée par Mao Tsé-toung, Deng Xiaoping, devenu vice-Premier ministre au terme d’une longue période de disgrâce, paraît porteur d’un nouveau souffle pour la Chine. Sous ses habits de communiste, c’est la Chine immémoriale que je sens vivre et s’exprimer. Le témoin d’une des plus anciennes cultures du monde qui continue d’irriguer un pays modelé non par une idéologie, mais par des siècles de rites et de traditions, durant lesquels la Chine a beaucoup apporté à l’histoire de l’humanité, à la spiritualité, à la littérature et à la création artistique sous toutes ses formes.

Deng Xiaoping est un homme très fin, très subtil, direct et chaleureux, qui incarne bien tout ce que la Chine a de puissant et de permanent. Un soir où nous dînons ensemble, avec une interprète, je lui dis : « Vous êtes en train de développer énormément votre action agricole et bientôt vous n’aurez plus de terres arables disponibles. Qu’allez-vous faire pour nourrir votre peuple ? » Il me répond, avec son petit œil malicieux et sa façon de ponctuer ses phrases par une vieille expression chinoise, « Tseko », qu’il répète deux fois de suite : « Ah ! Tseko, tseko, la Sibérie est entièrement vide… » Entre nous, la communication passe d’autant mieux qu’il sait tout l’intérêt personnel que je porte à la Chine et l’admiration que j’éprouve à l’égard de cette civilisation millénaire.

Nous parlons longuement ensemble de l’histoire de son peuple et Deng Xiaoping s’avoue surpris qu’un chef de gouvernement occidental paraisse en savoir presque autant que lui à ce sujet. Une fois où nous évoquons une période précise de la fin du XIVe siècle, je lui dis : « Il y a eu trois empereurs seulement à ce moment-là. » Deng Xiaoping s’empresse de me corriger : « Ce n’est pas vrai, il n’y en a eu que deux. » J’insiste : « Pas du tout, il y en a eu trois. » Et notre dispute amicale de se poursuivre, aucun des deux ne voulant lâcher prise, jusqu’au jour où Deng Xiaoping, s’étant renseigné, devra reconnaître que j’avais raison et me le fera savoir avec son humour habituel : il y avait bien eu à cette époque trois empereurs, dont un, âgé de neuf ans, n’avait régné que durant six semaines. Cette anecdote a fait le tour de la Chine.

Je n’ai jamais eu de divergences avec lui ni aucun dirigeant chinois sur la question même du communisme, convaincu que la Chine s’en servait, non comme d’une fin en soi, mais comme d’un moyen de réaliser son unité et de s’affirmer de nouveau en tant que grande puissance. Très au fait des relations internationales, Deng Xiaoping voyait dans la relation entre Paris et Pékin une pierre angulaire de la politique chinoise susceptible de permettre à son pays de rompre avec la politique des blocs et de la Guerre froide.