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D’un point de vue plus personnel, je sentais qu’il retrouvait avec plaisir un pays qui tenait une place particulière dans son cœur et auquel il associait étroitement ses années de jeunesse et la naissance de son idéal révolutionnaire. Débarqué à Marseille en octobre 1920, il avait travaillé comme ouvrier chez Renault à Billancourt, pour payer ses études. C’est dans ce contexte-là qu’il avait pu appréhender le développement des mouvements ouvriers et les évolutions politiques, sociales et économiques à l’œuvre durant l’entre-deux-guerres.

La France des années vingt constituait, aux yeux des étrangers, et particulièrement des étudiants chinois, une destination privilégiée, compte tenu du bouillonnement intellectuel et artistique qu’elle connaissait et qui était presque unique en Europe. Et Deng Xiaoping, profondément marqué, comme Chou En-laï, par son expérience française, avait su en tirer une source d’inspiration pour ses combats politiques et sa contribution à l’édification d’une Chine moderne, toujours pacifique et plus que jamais ouverte sur le monde.

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LES RAISONS D’UNE RUPTURE

Hormis la déclaration annonçant, le 25 août 1976, ma décision de mettre fin à mes fonctions de Premier ministre, faute de disposer des « outils nécessaires » pour les assumer, je n’ai jamais expliqué les véritables origines d’une crise sans précédent dans l’histoire de la Ve République.

Loin d’être précipitée comme on a pu le croire, cette décision a été longuement mûrie. Elle ne s’est imposée à moi qu’après avoir tout tenté pour éviter un départ susceptible d’être interprété comme une rupture. Pour rétablir une vérité, selon la formule de Georges Pompidou, je crois aujourd’hui nécessaire de révéler ici les multiples mises en garde et suggestions que j’ai adressées en vain au chef de l’État dès le mois de février 1975 et jusqu’à l’ultime moment où les constats de désaccord dont je lui faisais part ne pouvaient se dénouer, faute d’être entendus, qu’au prix d’une crise politique qui ne resterait pas sans conséquences.

Dès la formation de mon gouvernement, il m’était apparu clairement, comme je l’ai indiqué, que le président de la République entendait tout décider par lui-même. L’idée qu’il se faisait de son rôle aboutissant d’entrée de jeu à réduire et limiter celui du Premier ministre plus que ne l’avait fait aucun de ses prédécesseurs.

Le général de Gaulle s’était arrogé d’emblée un domaine réservé — avant tout, la Défense nationale et les Affaires étrangères. L’avantage résidait dans le fait que, s’occupant directement de ce qu’il considérait comme l’essentiel, il déléguait tout le reste à son Premier ministre. C’était à ce dernier de conduire les affaires du gouvernement, de Gaulle s’interdisant de se mêler de la manière dont il les menait. Il ne serait pas venu à l’idée du Général de traiter directement, avec l’un ou l’autre de ses ministres, d’une question relevant de l’autorité du chef de gouvernement. Il avait pris en charge l’État et respectait les prérogatives du Premier ministre auquel il avait confié la responsabilité de gouverner.

Encore impressionné par les événements de 1968, dont il avait analysé les causes profondes, Georges Pompidou avait élargi son domaine réservé en contrôlant de très près les problèmes économiques et sociaux. Ce qui ne l’empêchait pas de laisser à son gouvernement de grandes initiatives dans ce domaine.

Avec Valéry Giscard d’Estaing, tout change. Doté d’une propension naturelle à tout contrôler, à exercer son pouvoir jusque dans les moindres détails, il est en outre encouragé sans cesse par son entourage à rabaisser le Premier ministre et, le cas échéant, à le blesser. Les cabinets ont ceci de commun — quels que soient les époques et les gouvernements — qu’ils se confèrent de l’importance. Ils consacrent à cela une part non négligeable de leur temps. Sachant qu’on peut, presque à tout instant, intéresser le président de la République à une affaire d’actualité, ils veillent à s’emparer d’un maximum de dossiers, pratique qui conduit le Premier ministre à perdre, l’une après l’autre, ses prérogatives, et donc sa capacité d’initiative. C’est ainsi qu’il m’est arrivé d’apprendre — par l’un ou l’autre de mes ministres, quand ce n’était pas par la presse ou par la radio — des décisions importantes pour lesquelles je n’avais pas même été consulté. S’il m’advenait de diverger d’opinion avec le ministre de l’Économie et des Finances, je pouvais très bien découvrir qu’une décision avait été prise à l’Élysée sans que j’en aie été informé.

Tandis que le ministère des Finances retrouvait une parfaite autonomie dans ses errements antérieurs, Jean-Pierre Fourcade, rayonnant de bonne volonté, s’employait à se faire apprécier du président de la République en même temps que son administration. Et le Premier ministre en était réduit à constater que la France restait soumise à cette administration trop souvent stérilisante.

Jour après jour, j’ai mesuré ce qu’il y avait d’inconvenant à prétendre détenir une responsabilité qu’on n’était pas en mesure d’exercer. Il devenait fâcheux de voir des membres du gouvernement, n’appartenant pas à l’UDR, se flatter de prendre des positions, souvent incompatibles avec les miennes, sous le prétexte que l’Élysée les y aurait encouragés. Situation d’autant moins supportable que l’UDR, dont j’assume la direction, constitue la principale force politique de la majorité…

En février 1975, j’écris au chef de l’État pour lui faire part de mes inquiétudes et lui proposer de remédier ensemble à la confusion qui est en train de s’installer :

Monsieur le Président,

La semaine dernière, au cours de notre entretien, vous avez évoqué la situation politique de la majorité et, au travers des conseils que vous avez bien voulu me donner, j’ai cru discerner un léger agacement né du comportement de certains éléments de cette majorité et peut-être aussi des moyens que j’ai été amené à utiliser pour la consolider. Cela m’a conduit à quelques réflexions sur la conception de ma tâche et de mon rôle par rapport à vous.

Tout d’abord, et je tiens à vous le redire, je n’oublierai jamais que le bon fonctionnement de nos institutions — les meilleures que la France ait connues depuis longtemps — exige du Premier ministre une loyauté totale au chef de l’État qui, en retour, lui accorde toute sa confiance. Ainsi, dès l’instant où vous m’avez fait l’honneur de me confier ce poste, je me suis promis que jamais mon ambition politique personnelle ne viendrait encombrer votre route ou compliquer votre tâche. Le contrat qui vous lie au peuple français — auquel j’ai souscrit lors de votre élection — est pour moi sacré.

Mais, aussi assuré que l’on soit de ses intentions, il peut arriver que, dans la conduite des affaires, des paroles lancées dans le feu de l’action ou des actes secondaires nécessaires pour réduire une difficulté imprévue, viennent à faire douter de la détermination à garder le droit-fil. Si je suis navré qu’un doute ait pu naître à cet égard, je dois avouer qu’en ce moment ma tâche est rude dans le domaine politique et je suis heureux de m’en ouvrir à vous.

Je suis parti de l’idée simple que la majorité politique et parlementaire qui s’est ralliée à vous lors de votre élection doit être unie dans le soutien qu’elle apporte au chef de l’État. Tous les mouvements ou partis qui vous ont approuvé lorsque vous définissiez les lignes directrices de votre action politique future doivent vous accorder, pour la réalisation de cette action, une confiance, lucide certes, mais totale et sans réserve. De la même manière, tous les éléments qui composent la majorité doivent être considérés sur un pied d’égalité et assurés de votre protection, sauf le cas d’indignité.