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Pour ma part, je pense que c’est le rôle du Premier ministre de veiller à la fois à la permanence du soutien apporté au président de la République par les diverses composantes de sa majorité et à l’équilibre qui doit régner entre elles jusqu’au jour où les électeurs auront à exercer à nouveau leur choix. Faute de quoi, nous assisterions à des déchaînements d’appétits et à des règlements de comptes qui nous conduiraient à une situation de crise qu’il nous faudrait faire trancher par le peuple à un moment que nous n’aurions pas choisi. C’est, avec une action insurrectionnelle fondée sur un large mécontentement que nous n’aurions pas su déceler ou réduire à temps, le seul accident qui peut mettre en péril notre régime.

Or je crains que se crée actuellement une certaine confusion et que le retour d’une brebis égarée ait un peu dispersé le troupeau. Pourtant, il me paraissait inadmissible que l’UDR, qui a été créée pour soutenir les institutions de la Ve République, manque au chef de l’État et je craignais que certains de ses chefs, moins par désir de revanche, pire, par un sentiment d’amertume, ne finissent par l’entraîner hors de son devoir. C’est pourquoi, en décembre, avec votre accord, j’ai résolu d’en prendre la tête pour la ramener dans le droit chemin.

Pour d’autres raisons, Michel Poniatowski a fait de même avec les Républicains Indépendants et il serait souhaitable que nous aidions rapidement les différentes formations centristes à mettre de l’ordre dans leurs affaires.

Mais ces actions — pour nécessaires qu’elles aient été — n’auraient eu pour seul effet que de renforcer les partis d’une coalition si n’étaient pas définis dès maintenant les structures et l’esprit de la nouvelle majorité présidentielle ainsi que le rôle que vous entendez voir jouer au Premier ministre dans la conduite de celle-ci. Cette définition, que vous pouvez seul arrêter, vous permettra d’appuyer votre action sur une force politique unie et cohérente susceptible, si l’occasion s’en présente, d’accueillir tout individu, mouvement ou parti qui aurait choisi de vous rejoindre.

Je souhaiterais, Monsieur le Président, avoir votre sentiment et vos instructions afin d’être assuré, dans l’action, que je suis bien l’interprète fidèle de votre pensée.

Je vous prie de bien vouloir accepter, Monsieur le Président, les assurances de mon très fidèle et très respectueux dévouement.

Jacques Chirac

En dépit de cette main tendue, Giscard ne fera rien pour consolider la situation de son Premier ministre ni apaiser les tensions entre les différentes composantes de la majorité. Que tel ministre centriste puisse déclarer, comme celui de la Coopération, Pierre Abelin, qu’il faut « combattre l’UDR avec toute notre énergie », ou que tel ministre giscardien, comme celui des Finances, Jean-Pierre Fourcade, affirme publiquement avoir « une plus grande expérience de la gestion » que le chef du gouvernement, ne suscite aucun désaveu public de la part de l’Élysée, comme si chacun d’eux s’était exprimé avec son assentiment.

De leur côté, irrités par les annonces répétées d’un « rééquilibrage » de la majorité, les élus de l’UDR se montrent de plus en plus critiques envers certaines idées malencontreuses du chef de l’État, comme la suppression des célébrations du 8 Mai ou son absence au Mont-Valérien, le 18 juin 1975, sans parler de sa volonté de changer le rythme de La Marseillaise. À cela s’ajoute la multiplication de « gadgets » médiatiques, comme le fait d’inviter les éboueurs à petit-déjeuner à l’Élysée ou celui d’aller dîner chez des Français de condition modeste. On imagine l’embarras de ces familles priées de recevoir à leur table le couple présidentiel escorté, à courte distance, par les caméras de télévision… J’ai moi-même du mal à être convaincu par ces initiatives pour le moins démagogiques, qui me paraissent davantage refléter une proximité de façade qu’exprimer la volonté réelle d’organiser une société plus juste et plus humaine.

Élu d’extrême justesse et désireux de se faire accepter, mieux de plaire à la France entière, Giscard pense avant tout aux conciliations, aux rapprochements, aux marques de compréhension à distribuer à droite et à gauche, aux bienveillances à manifester pour les nouvelles mœurs, les nouvelles tendances, les impatiences et les révoltes. Il ne veut rien brusquer ni personne. Il ne me donne jamais tout à fait tort sur chaque question évoquée mais, après la franche explication, il revient toujours à sa propre démarche, très différente de la mienne.

En mars 1976, les résultats des élections cantonales, qui démontrent que la gauche est désormais majoritaire dans le pays, retentissent comme un signal d’alarme pour la majorité. Je n’en suis pas étonné, ayant une nouvelle fois alerté par écrit le chef de l’État, entre les deux tours, sur la nécessité de faire taire les désaccords entre les partis qui le soutiennent. J’y évoquais le rôle néfaste à cet égard de Michel Poniatowski :

Monsieur le Président,

À la suite de notre entretien, j’ai cru nécessaire de rappeler au ministre d’État, ministre de l’Intérieur, qu’il était souhaitable d’éviter autant que possible les distorsions nuisibles à la cohésion de la majorité et qu’il convenait, pour ce faire, de me consulter avant de prendre des initiatives dans le domaine de la politique intérieure.

Je rappellerai d’ailleurs à l’occasion aux ministres, et en particulier à ceux qui ont la charge d’une formation politique, qu’ils doivent se conformer à cette règle élémentaire de bienséance et d’efficacité qui veut que le Premier ministre puisse en temps utile faire connaître son sentiment sur l’opportunité de leurs initiatives. Faute de quoi, la majorité donnerait au pays l’image d’une troupe inorganisée et bavarde, incapable de mobiliser les énergies de tous ceux qui vous ont élu et vous soutiennent.

Je vous prie de vouloir bien accepter, Monsieur le Président, le témoignage de mon très respectueux et fidèle dévouement.

Jacques Chirac

Au lendemain de cette première défaite, qui en laisse présager d’autres, plus sévères, si rien n’est fait afin d’y remédier, j’insiste auprès du chef de l’État pour qu’il reprenne la situation en main. De nouveau, je lui déclare être prêt, s’il le souhaite, à assumer le rôle qui revient au Premier ministre, de coordinateur de la majorité — à condition, bien sûr, qu’il me charge clairement et publiquement d’une mission en ce sens.

Dans un premier temps, Giscard tend à minimiser la portée de ce qu’il qualifie d’« élections locales », se refusant à paraître réagir dans la précipitation. Puis il se laisse persuader par Pierre Juillet, dont il recherche les conseils, de me confier « le soin de coordonner et d’animer l’action des partis politiques de la majorité », comme il l’annonce à la nation dans une allocution télévisée trop embarrassée pour être pleinement convaincante.

Dès les semaines qui suivent, Giscard s’empressera de reprendre à son profit la délégation qu’il a accepté, bien malgré lui, de me concéder. Et les rivalités, entretenues à dessein par l’entourage présidentiel, reprendront de plus belle au sein de la majorité. Le problème auquel je me trouve confronté devient si inextricable que je ne vois plus d’autre solution, pour sortir de l’impasse, que de quitter mes fonctions, si rien ne change à bref délai. Le 31 mai 1976, c’est dans l’espoir de provoquer un sursaut salutaire que je remets à Valéry Giscard d’Estaing, lors d’un entretien en tête à tête, une longue lettre manuscrite lui exposant ce que je crois nécessaire pour le pays :