Monsieur le Président,
Après mûres réflexions, j’ai acquis la certitude que l’impression de flou qui ressort de l’action gouvernementale, et l’esprit de division qui marque celle de la majorité, troublent un grand nombre de ceux qui, en vous portant à la tête de l’État, vous ont confié leur sort.
Faute de mettre rapidement un terme à cet état de choses, nous allons perdre au fil des mois notre originalité, notre crédibilité et notre force.
Il serait vain de nier que la bataille politique fût engagée. Elle l’est. Chacun le voit et le sent et, en face d’une opposition habile, acharnée et sûre d’elle-même, l’incertitude de notre démarche politique augmente le désarroi de beaucoup de Français.
Il faut tout au contraire, et vous me l’avez souvent dit, ne pas cacher que le combat qui s’engage sera décisif pour notre régime et le mener avec une détermination clairement perceptible par tous.
Dans ce but, vous aviez bien voulu, il y a deux mois, me confier des pouvoirs de coordination. Il était évident qu’ils seraient dérisoires s’ils n’étaient pas perçus comme bénéficiant constamment du soutien de votre volonté intransigeante.
Les dernières semaines ont montré que les forces centrifuges qui s’exercent dans les mouvements et partis soutenant votre action ont singulièrement affaibli la portée de votre décision. Il en va de même de l’action gouvernementale, trop de ministres étant plus soucieux de vous plaire que de vous servir.
J’avais peut-être surestimé mes forces et négligé de tenir suffisamment compte de l’action de ceux qui réagissent davantage en fonction des querelles du passé que de la nécessité d’organiser une véritable majorité présidentielle. Incapables de tirer les conséquences de la prééminence du président de la République dans nos institutions, ils risquent, consciemment ou non, de nous ramener au régime des partis, avant-coureur de l’instabilité et de l’impuissance.
J’en arrive maintenant à douter que l’on puisse, seulement par des déclarations d’intention, redonner cohésion et courage à tous ceux qui sont prêts à se battre pour la société de libertés que vous personnifiez.
Je pense qu’il serait néfaste, dans ces conditions, de laisser le pays pendant deux ans dans une incertitude préjudiciable à ses intérêts profonds. Il me paraît donc souhaitable de démontrer au plus tôt que la majorité des Français reste attachée à la société que nous défendons et rejette le collectivisme.
C’est pourquoi je crois qu’un nouveau gouvernement, fort, cohérent et ramassé, devrait se voir confier sans attendre non seulement la tâche de poursuivre fermement la politique d’évolution et d’adaptation nécessaire à notre société, mais aussi celle de préparer activement une consultation du pays par des élections législatives prochaines.
Au reste, et sur un plan électoral, il est de meilleure tactique de montrer que nous avons confiance en nous-mêmes plutôt que de permettre à nos adversaires d’utiliser le résultat inévitablement médiocre des élections municipales pour accréditer l’idée que le peuple français a modifié ses choix.
En quelques mois, j’ai la certitude que nous pouvons non seulement arrêter l’hémorragie qui nous mine, mais, par la vertu de l’offensive, regrouper et galvaniser tous les tenants de notre société.
Les conclusions auxquelles j’arrive s’ordonnent donc autour de la nécessité de consulter le pays et peuvent se résumer chronologiquement ainsi :
— Démission du gouvernement dès la fin de la présente session parlementaire,
— Formation du nouveau gouvernement, ramassé, solidaire et pugnace,
— Affirmation, clairement renouvelée, que le Premier ministre est chargé de coordonner et d’animer, en votre nom et sous votre contrôle, l’action du gouvernement et celle de la majorité,
— Dissolution de l’Assemblée Nationale afin de provoquer des élections législatives à l’automne de 1976.
À différentes reprises, je me suis permis d’évoquer devant vous les difficultés quotidiennes de la tâche que vous m’avez confiée. Si j’ai cru devoir vous faire part aujourd’hui de ces réflexions, c’est parce qu’il ne s’agit plus de moi ou de mes soucis, mais parce que je crains que nous ne nous donnions pas les moyens d’assurer au pays l’avenir que vous avez défini et que vous souhaitez pour lui.
Je vous prie de vouloir bien accepter, Monsieur le Président, les assurances de ma haute considération et de mon très fidèle dévouement.
Après avoir pris connaissance des solutions, certes risquées mais devenues à mes yeux inévitables, que je préconise, le chef de l’État m’indique qu’il souhaite prendre le temps d’y réfléchir. Nous aurons l’occasion, me dit-il, d’en reparler à Brégançon, où il m’a invité avec mon épouse pour les fêtes de la Pentecôte, en signe d’amitié et de concorde retrouvées.
Mais loin d’offrir les conditions d’un échange confiant et apaisé — ce qui m’eût d’ailleurs étonné —, ce bref séjour commun au fort de Brégançon ne fait que confirmer tout ce qui me sépare d’un président si imbu de ses prérogatives, qu’il en arrive à traiter ses hôtes, fût-ce son Premier ministre, avec une désinvolture de monarque.
Passe encore que Giscard se fasse servir à table le premier ou que ses invités ne se voient offrir que de simples chaises pour s’asseoir quand le couple présidentiel occupe deux fauteuils : ce goût prononcé de l’étiquette n’est plus fait pour nous surprendre. Le plus déconcertant est la scène à laquelle nous assistons le lendemain soir de notre arrivée, après un après-midi passé dans notre chambre à attendre qu’on nous fasse signe.
Giscard a convié à dîner avec nous son moniteur de ski, ainsi que son épouse. Le couple arrive, lui en polo, elle portant une jupe courte, faute d’avoir été prévenus de la tenue souhaitée : costume de ville et robe longue. La situation est pour eux si embarrassante, et même humiliante, que la malheureuse épouse du moniteur n’aura de cesse, durant la soirée, que de tirer discrètement sur sa jupe comme pour lui faire gagner quelques centimètres. Je tente, pour la divertir, d’avoir une conversation avec elle. Mais elle me répond à peine, tant elle paraît tétanisée, comme son mari, de se trouver placée dans une position aussi inconfortable face au président de la République et à son Premier ministre.
De son côté, Giscard n’a pas un mot pour détendre l’atmosphère, ni atténuer la gêne de ses invités, paraissant au contraire s’en délecter. Je rentre à Paris choqué par un tel manque de respect. Et plus déterminé que jamais à reprendre ma liberté dès que je le pourrai…
L’épisode de Brégançon me confortera dans l’idée que je n’ai plus grand-chose en commun avec ce Président.
Le 15 juillet, sans m’en avoir prévenu, Giscard sollicite en Conseil des ministres l’avis du gouvernement sur la question de l’élection du Parlement européen au suffrage universel. Sujet, il ne l’ignore pas, qui ne peut qu’engendrer de nouvelles divisions au sein de la majorité. Je m’étonne de la « procédure insolite et inhabituelle » qui consiste désormais à ne même plus me tenir informé de l’ordre du jour des réunions gouvernementales.