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J’avais dans mon bureau de Matignon une table avec un grand tiroir fermé à clef. Jérôme Monod, mon directeur de cabinet, qui occupait la pièce voisine, était intrigué par ce tiroir toujours clos, alors que j’avais l’habitude de tout laisser ouvert autour de moi. Je gardais la clef dans ma poche. Personne, jusque-là, n’avait osé me poser de question à ce sujet. À l’instant précis où je m’apprête à vider ce tiroir, Jérôme Monod entre, un sourire moqueur aux lèvres : « Enfin, on va la voir, ta collection de littérature érotique ! — Écoute, Jérôme. Maintenant que nous partons, je n’ai plus rien à cacher. Je te dois la vérité. » Je lui révèle donc le contenu de ce mystérieux tiroir qui ne renferme rien d’autre que des livres et quelques revues de poésie contemporaine. Jérôme Monod en paraît stupéfait, comme si mon image de marque, et l’idée que même mes proches se font de moi, ne m’accordaient pas le droit d’aimer les poètes, du moins d’avouer cette passion qui ne m’a jamais quitté depuis l’adolescence…

Déchargé de toute responsabilité, je me sens libre, vacant, disponible : impression à la fois exaltante et démoralisante pour une nature comme la mienne. L’idée de rester inactif au-delà de quelques semaines ne tarde pas à venir gâcher la quiétude des premières heures. Très vite, je ne tiens plus en place. Il ne se sera pas écoulé plus de quatre jours avant que je reparte au combat.

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LA FONDATION DU RPR

Affaiblie par l’échec de son candidat à l’élection présidentielle de 1974, l’UDR ne sort pas davantage renforcée de mon départ du gouvernement. Son avenir est en suspens. La force politique qu’elle représente dans le pays demeure, certes, considérable. Mais elle a besoin d’un nouvel élan pour s’imposer durablement face à l’UDF, qui regroupe désormais sous une même bannière les courants centriste et giscardien, et à la coalition des partis de gauche encore unis par le Programme commun.

Pour impulser ce nouvel élan, il ne suffit pas de procéder à une simple refonte des structures existantes. C’est un grand rassemblement moderne et populaire, porteur d’une autre politique pour la France, qu’il s’agit de recréer sans tarder. Dès le 29 août 1976, une réunion décisive se tient chez Pierre Juillet, dans sa propriété de la Creuse, à Puy-Judeau, en ma présence et celles de Marie-France Garaud, Charles Pasqua, Jacques Friedmann et Jérôme Monod. La stratégie qui déterminera la création du Rassemblement pour la République y est mise au point. Nous convenons que je lancerai, dans un premier temps, un appel à tous les Français, avant la réunion, en fin d’année, d’un Congrès national où je prononcerai le discours fondateur du RPR. Entretemps, je me serai fait réélire député d’Ussel…

La première phase de l’opération se déroule le 3 octobre 1976, dans la petite ville d’Égletons, dont le maire est toujours mon ami Charles Spinasse. Lieu symbolique pour une entreprise de reconquête qui doit prendre ses racines dans la France profonde et regrouper des hommes et des femmes de toutes conditions sociales et de sensibilités multiples. C’est l’essence même du gaullisme. N’ayant jamais été un homme de droite au sens strict du mot, ni ce qu’on appelle un conservateur, je me reconnais sans difficultés dans une démarche politique visant à dépasser les limites idéologiques habituelles. Cette diversité d’opinions se retrouve au sein même de mon équipe rapprochée, sans qu’un tel amalgame me paraisse devoir porter atteinte à la cohérence de notre projet collectif. Entre la vision réformiste de Jérôme Monod et celle, plus traditionaliste, de Pierre Juillet ou de Marie-France Garaud, entre la tendance populiste des uns et l’esprit technocratique des autres, il peut y avoir échanges, débats, voire conflits. Mais cette confrontation répond bien à l’idée que je me fais du grand mouvement politique que nous sommes en train d’élaborer, et du rôle d’arbitre et de fédérateur qu’il me revient d’assumer à sa tête.

Le discours d’Égletons préfigure celui que je prononcerai deux mois plus tard à Paris, lors du meeting organisé porte de Versailles. Les observateurs en retiendront avant tout l’idée d’un « travaillisme à la française », formule diversement appréciée, qui doit plus à l’inspiration de Charles Spinasse qu’à la mienne, sans contredire pour autant le fond de ma pensée. « Vous devriez mettre là-dedans un peu plus de sensibilité de gauche, m’avait-il conseillé à la lecture du discours. Pourquoi ne parleriez-vous pas d’un travaillisme à la française ? » Sur l’instant, je ne vois aucune objection à employer un mot qui me paraît bien illustrer ma propre volonté de concertation avec les syndicats. Mais j’aurai vite fait de me rendre compte, en écoutant les réactions, de la confusion politique qu’il risque d’engendrer…

Devant les militants et les sympathisants massés dans le gymnase d’Égletons, je reviens d’abord sur les raisons qui m’ont incité à mettre fin à mes fonctions : « … au-delà de nos préoccupations immédiates, au-delà des soucis qui sont les nôtres, il y a les Français qui s’interrogent, il y a la France, aux prises avec ses difficultés sociales, économiques, politiques. Ces difficultés, j’ai lutté de toutes mes forces pour les surmonter. Ces problèmes, j’ai mis, depuis deux ans, tout mon cœur, toute mon énergie, pour leur trouver une solution. Et le jour où j’ai considéré que, dans le cadre qui m’était fixé, avec les moyens dont je disposais, je n’avais plus de chance sérieuse de réussir, j’ai estimé de mon devoir de remettre la démission de mon gouvernement au président de la République. »

Puis j’évoque les grandes options qui guideront mon engagement : défense de l’indépendance nationale, préservation des institutions de la Ve République, renforcement des libertés publiques dans le cadre d’une démocratie plus responsable. J’insiste sur la nécessité de concevoir un modèle social où « la diversité, les différences entre les hommes » seront « un droit autant qu’un fait » ; où « certaines inégalités » seront tenues pour intolérables : « toutes celles qui résultent de rentes de situation où le mérite personnel n’a que faire, toutes celles que sécrète le jeu de certains mécanismes économiques quand l’État ne maintient pas la mesure ». Un modèle social où la solidarité ne se confond pas avec l’assistance et doit permettre de concilier « le goût de l’initiative personnelle et la sécurité à laquelle nous aspirons tous légitimement ».

Le discours d’Égletons s’inscrit naturellement dans le contexte politique de l’époque. C’est un appel à la mobilisation contre ce que nous appelions — formule d’un autre temps — « la coalition socialo-communiste » et « les dangers du collectivisme » que ferait courir au pays l’application du Programme commun. Mais ce discours est avant tout le constat d’une société en proie au doute et au désarroi, aspirant à une refonte complète de tous les modes de fonctionnement, qu’il s’agisse du rapport entre l’homme et l’État ou de son rôle au sein de l’économie. Questions sur lesquelles j’insiste tout particulièrement :

Le progrès, aujourd’hui, consiste à donner à chaque citoyen une maîtrise accrue sur sa vie quotidienne. Les peuples en marche vers la démocratie se sont d’abord débarrassés des barons et des princes qui monopolisaient le pouvoir. Par l’élection, expression périodique de la démocratie, ils ont obtenu de choisir les représentants qui exercent ce pouvoir en leur nom. Le moment est désormais venu où cette forme de démocratie apparaît à son tour insuffisante. Les citoyens veulent aujourd’hui passer de l’exercice périodique de la démocratie à des formes originales de démocratie du quotidien. Vous sentez bien autour de vous cette aspiration de plus en plus pressante de chacun à choisir sa vie, sa maison, sa rue, son travail et l’organisation de son travail.