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DE VICTOIRE EN DÉFAITE

Faut-il désormais, comme le conseillent quelques-uns de mes proches — Charles Pasqua en particulier — et comme paraît le souhaiter une grande partie de notre électorat, prendre nos distances avec le chef de l’État pour mettre fin à un imbroglio politique devenu intenable ? Si une telle rupture peut servir les intérêts du RPR, sinon les miens directement, je ne crois pas, en revanche, qu’elle servirait ceux du pays, ni de nos institutions. Mon objectif immédiat reste le même : assurer le succès de l’ensemble de la majorité aux élections législatives à venir. Tout faire, autrement dit, pour éviter l’arrivée au pouvoir des socialistes et de leurs alliés communistes. Mais c’est d’abord au président de la République qu’il appartient de mettre sa majorité tout entière en ordre de marche.

Lorsqu’il me reçoit à l’Élysée, au lendemain de mon élection à la mairie de Paris, Giscard se montre détendu, conciliant, avec cet art inimitable de paraître oublier ses griefs pour mieux les distiller. Mais tout indique, dans les semaines suivantes, qu’il a plus en tête d’organiser un front anti-RPR que de nous conduire à la victoire.

Le 30 juin 1977, je l’appelle clairement, dans une lettre que je lui adresse ce jour-là, à tenir son rôle d’unificateur en se déclarant « totalement solidaire » du sort de sa majorité — ce qui, chez lui, reste aussi à démontrer :

Si vous voulez bien vous engager personnellement au moment où se préparent les conditions qui décideront du destin de la France, vous savez que ni le Rassemblement ni moi-même n’auraient de réticences à se placer sous votre autorité pour affronter la prochaine échéance électorale.

En revanche, si en vertu d’un choix qui vous appartient, vous renoncez à exercer cette mission telle que l’avaient comprise vos prédécesseurs, il est malheureusement certain que nul ne peut vous y remplacer, pas même le Premier ministre, quelles que soient ses qualités personnelles.

Dans ces conditions, il ne reste à la majorité qu’à s’organiser elle-même, dans le pluralisme que vous avez souhaité, et selon la procédure très simple que j’ai proposée. Il vous appartiendra alors de rappeler à l’ordre ceux qui entretiennent une confusion nuisible à notre cause en se couvrant indûment de votre autorité.

Je me suis décidé à vous écrire, d’une manière que vous jugerez peut-être insolite, mais à raison des responsabilités extrêmement graves qui nous incombent dans un moment décisif et en raison d’une particulière urgence.

Le souvenir que je conserve d’avoir été votre Premier ministre m’encourageait à vous soumettre ces réflexions, étant assuré que vous comprendrez dans quel esprit elles sont formulées.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma très haute considération et de mon plus respectueux souvenir.

Jacques Chirac

Au début de juillet 1977, Giscard prononce à Carpentras un discours plutôt rassurant quant à son engagement aux côtés de la majorité. Mais sans dissiper toute ambiguïté s’agissant de l’attitude qu’il adopterait en cas de victoire de l’opposition. C’est la question de fond désormais. Est-il envisageable, compte tenu de ce qu’est l’union de la gauche à cette époque, et du rôle prédominant que continue d’y jouer le Parti communiste, compte tenu aussi de la nature du Programme commun et des menaces que son application ferait peser sur notre économie comme sur nos libertés, que le successeur du général de Gaulle et de Georges Pompidou demeure en fonctions et assiste à la mise en place d’une telle politique, sans rien faire pour l’empêcher ? Jamais ce débat ne s’est posé de manière aussi cruciale depuis la fondation de la Ve République. Et le problème, dans l’immédiat, est moins l’éventualité de ce qu’on appellera plus tard une « cohabitation », que de paraître disposé à l’assumer quelles qu’en soient les conséquences pour le pays.

C’est de cela que je m’inquiète dans une nouvelle lettre adressée au chef de l’État, le 8 juillet 1977 :

La Constitution permet sans doute, sur le plan juridique, une autre conception de la fonction présidentielle. Dans cette hypothèse, le chef de l’État, acceptant d’avance de rester à son poste et de coopérer avec n’importe quelle majorité, ne peut évidemment en diriger aucune, ni par lui-même, ni par un Premier ministre dont l’autorité découle de lui.

La thèse du Président, arbitre impartial, ne peut se concevoir que si l’opposition ne se propose pas de détruire la société et de bouleverser la Constitution. La démocratie parlementaire peut être un jeu avec ses règles et ses subtilités ; mais comment jouer quand un des partenaires déclare dès l’abord que, s’il gagne, il cassera l’échiquier et tuera l’arbitre. C’est là que le jeu devient combat et, même si on le déplore, il n’y a pas d’autre issue.

En fait, c’est le choix essentiel. C’est pourquoi j’ai bonne confiance que votre détermination à l’encontre de la coalition socialo-communiste vous amènera à refuser de donner dès à présent à l’opposition la caution de votre permanence.

Malgré cette mise en garde, dans son discours de Verdun-sur-le-Doubs, à la fin de janvier 1978, Giscard fera savoir aux Français, tout en leur indiquant « le bon choix pour la France », qu’en cas de succès de l’opposition le Programme commun serait appliqué sans qu’il ait aucun moyen constitutionnel de l’empêcher. Sous prétexte de le galvaniser, on ne pouvait mieux contribuer à démobiliser notre électorat.

Cette annonce me paraît d’autant plus inopportune qu’elle coïncide avec un regain de discordes entre les partis de la majorité, laissés à eux-mêmes depuis l’instauration du « pluralisme » un an auparavant. Le 8 janvier 1978, j’écris de nouveau au chef de l’État pour déplorer qu’en dépit du « pacte de loyauté » conclu entre le RPR et l’UDF en cas de primaires, « une coalition se forme, avec le souci manifeste de s’opposer beaucoup plus au gaullisme qu’à nos adversaires communs ». J’ajoute la mise au point suivante :

S’il ne s’agissait que d’une agression déloyale contre la formation que je préside, je ne viendrais pas m’en plaindre à vous. J’y répondrais en prenant les électeurs pour juges, comme durant les élections municipales de Paris. Aujourd’hui, la situation est différente car il s’agit d’un comportement tout aussi sectaire et tout aussi aveugle, mais de conséquences beaucoup plus lourdes pour la Nation. L’hostilité manifestée à l’encontre du Rassemblement nuira ou ne nuira pas à celui-ci, je n’en sais rien, et je ne m’en préoccupe pas à cet instant. En revanche, je constate que la majorité dans son ensemble ne pourra manquer d’en souffrir d’une manière probablement fatale. Comme le notait un observateur aussi impartial que M. Raymond Aron : « Ceux qui se réclament de la majorité présidentielle n’ont aucune chance de battre le RPR sans perdre les élections. »

Que cela plaise ou non, c’est l’évidence même.

La nette victoire de la majorité au second tour des élections législatives, victoire dont personne n’aurait juré deux mois auparavant, sera liée à deux facteurs essentiels. Le premier est la désunion de la gauche, dont les leaders se sont déchirés publiquement à propos de la réactualisation du Programme commun. Le second est la campagne menée tous azimuts, d’un bout à l’autre du pays, par le RPR. Je n’ai personnellement économisé ni mon énergie ni mon temps, au cours des trois derniers mois, pour mobiliser nos électeurs : 80 départements et 453 villes visités, 416 discours prononcés, 69 réunions publiques organisées… Le 11 février, plus de cent mille personnes, venues de toutes nos fédérations, déferlent en direction des halles de la porte de Pantin pour le dernier meeting de la campagne. La France est là, rassemblée, dans sa plus grande diversité.