Il est tout aussi vain de croire qu’un gouvernement se rendra maître de tous les services qui dépendent de lui par l’effet de son seul courage. La bonne volonté des ministres n’est pas en cause. Une volonté individuelle, ministérielle ou même présidentielle, ne peut prévaloir à elle seule sur l’énorme puissance d’une inertie savamment organisée. Encore faut-il que se manifeste une volonté collective d’instaurer plus de démocratie dans les relations entre l’État et le citoyen, par le biais, entre autres, de la décentralisation.
La dernière partie de mon ouvrage est consacrée à la politique étrangère et plus particulièrement au rôle et à la place de la France au sein de l’Europe, dans la perspective de la première élection de l’Assemblée européenne au suffrage universel direct, prévue pour juin 1979. À une époque où il est de bon ton, au plus haut niveau del’État, de minimiser l’influence de la France en la rapportant au pourcentage de sa population, 1 %, de la population mondiale, je tiens à rappeler les principes d’indépendance et de souveraineté qui, depuis 1958, fondent notre action diplomatique et valent à notre pays son rayonnement spécifique auprès des autres nations. Contrairement à Valéry Giscard d’Estaing, je ne crois pas au déclin de la France, ni que cette dernière soit condamnée, pour survivre, à se dissoudre dans une organisation supranationale.
Ma conviction est, tout au contraire, que la construction de l’Europe ne se fera pas sans le ressort des volontés nationales, seules capables d’animer l’entreprise. Ce qui suppose d’abord que la France manifeste bel et bien une volonté nationale. Ce qui suppose ensuite que la politique européenne de la France n’aille pas se perdre ou s’engluer dans un système d’assemblées et de commissions contre lequel ne manqueraient pas de réagir, un jour ou l’autre, les aspirations à l’indépendance. C’est pourquoi, loin d’être un remède, un prétexte ou un alibi à la démission de la France, la construction de l’Europe doit procéder, à mon sens, d’une ambition nationale puissamment affirmée.
Si je suis hostile à l’élection de l’Assemblée européenne au suffrage universel, comme à un élargissement précipité de la Communauté à l’Espagne ou au Portugal, c’est parce que l’une et l’autre ne feront, à mon sens, qu’accroître les pouvoirs d’une bureaucratie incontrôlée, au détriment de ceux des États. En droit, les attributions de l’Assemblée européenne, déterminées par le traité de Rome, ne seront pas modifiées. En fait, chacun sait bien que les tentations de débordement sont inévitables et que la Commission, de son côté, ne manquera pas d’y chercher appui pour s’arroger le statut d’un super-gouvernement, ce à quoi elle ne tend déjà que trop.
Quant à l’arrivée de l’Espagne et du Portugal, j’exprime à ce sujet, dans La Lueur de l’espérance, les mêmes réserves que je formulais en juillet 1976 dans ma lettre au chef de l’État. À savoir que les mécanismes du Marché commun prévus initialement pour six pays, et qui ont le plus grand mal à fonctionner de façon satisfaisante avec les neuf membres actuels de la Communauté économique européenne, deviendraient tout à fait inadaptés et inefficaces s’ils devaient régir un ensemble élargi à douze, une fois la Grèce, associée depuis 1961, définitivement intégrée.
Livre de combat, je l’ai dit, La Lueur de l’espérance fixe déjà les grands axes de la future campagne électorale du RPR. Au cours du mois de novembre 1978, je réunis les principaux responsables du mouvement, Yves Guéna, Alain Devaquet, le nouveau secrétaire général, ainsi que les présidents des groupes parlementaires du Sénat et de l’Assemblée nationale, Charles Pasqua et Claude Labbé, pour recueillir leur avis sur le discours de politique européenne que je dois prononcer devant nos instances nationales. À ce petit groupe vont s’adjoindre, à ma demande, Marie-France Garaud et Pierre Juillet, lesquels m’encouragent, comme toujours, à adopter la position la plus intransigeante.
La ligne du discours étant définie, il reste à en préciser la forme quand, le 26 novembre, je suis victime d’un grave accident de voiture, en Corrèze, qui me contraint à suspendre mes activités durant plusieurs semaines. Transporté d’urgence à Paris, à l’hôpital Cochin, pour y être opéré d’une jambe, souffrant beaucoup, je suis trop affaibli pour prêter visiblement attention, dans les jours qui suivent, à ce qui se dit et se passe autour de moi. Je reçois quelques visites, dont celle de Marie-France Garaud venue me soumettre la dernière mouture, rédigée par Pierre Juillet, de mon discours sur l’Europe. Faute de pouvoir le prononcer, je consens, sous leur pression commune, à ce que le texte soit publié sous forme d’appel. En réalité, dans l’état de fièvre et de fatigue où je me trouve, je ne suis pas en mesure de juger du bien-fondé d’une telle initiative. C’est en toute confiance et de guerre lasse, il faut bien le dire, que je donne mon accord à Marie-France Garaud et Pierre Juillet pour que soit lancé cet « appel » revu et corrigé par leurs soins, sans que j’aie même eu la capacité de le relire. Il leur était aisé, dans ces conditions, de me forcer la main.
L’appel dit de Cochin porte à l’évidence la marque de Pierre Juillet, inséparable comme toujours de celle de Marie-France Garaud. Même si son contenu reflète, pour l’essentiel, mes convictions, le style comporte des outrances, des formules abusives qu’en d’autres circonstances je n’aurais sans doute pas accepté de reprendre à mon compte. Celle-ci, surtout, inutilement agressive et grandiloquente : « Comme toujours, quand il s’agit de l’abaissement de la France, le parti de l’étranger est à l’œuvre avec sa voix paisible et rassurante. Français, ne l’écoutez pas. C’est l’engourdissement qui précède la paix de la mort. Mais, comme toujours quand il s’agit de l’honneur de la France, partout des hommes vont se lever pour combattre les partisans du renoncement et les auxiliaires de la décadence. »
L’« appel de Cochin » dénonce certaines dérives que j’ai moi-même stigmatisées, sous une autre forme, dans le livre que je viens de publier. Mais sans aller, comme c’est ici le cas, jusqu’à accuser le gouvernement ou le parti du Président d’agir, au nom de l’Europe, contre les intérêts de la France en préparant son « inféodation » et consentant à « l’idée de son abaissement ». Tel n’est pas, à l’évidence, le fond de ma pensée, quelles que soient les divergences qui m’opposent en ce domaine au chef de l’État et à son Premier ministre.
Dès lors, et sans que je puisse rien faire désormais pour le corriger, sous peine de paraître me déjuger, le ton est donné d’une campagne électorale qui va se révéler d’un bout à l’autre excessive, archaïque, et, pour finir, désastreuse. Sorti de l’hôpital après cinquante jours de soins puis de rééducation, amaigri, les traits tirés, en marchant appuyé sur des cannes anglaises, j’ai peine à repartir au combat, à sillonner la France, de nouveau, pour porter une parole qui n’est pas tout à fait la mienne. Ce que je ferai, pourtant, en témoignant d’une ardeur apparemment intacte. Dirigeant la liste RPR face à celles de l’UDF, du Parti socialiste et du Parti communiste, conduites respectivement par Simone Veil, François Mitterrand et Georges Marchais, j’accomplis ma tâche sans hésitation ni réticence manifestes, mais avec le sentiment de m’être laissé entraîner, par une partie de mon entourage, plus loin que je ne le souhaitais.