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Armand Cabasson

Chasse au loup

CHAPITRE PREMIER

Cela s’était produit en 1804, il y avait cinq ans déjà, mais, pour Lukas Relmyer, ces cinq années pesaient moins lourd qu’une minute. Il demeurait au pied de la dernière marche, interdit. Il se résolut à s’avancer à l’intérieur de la cave. À l’extérieur, les ruines de la ferme n’avaient pas changé. En revanche, ici, le plafond s’était détérioré, s’effondrant par endroits. Relmyer errait au milieu des rayons de soleil, les évitant comme s’il avait peur de s’y brûler. Il toucha une grosse pierre saillante. Comme autrefois. Sa main lui parut changée tout à coup, plus chétive, comme hésitant entre l’enfance et la maturité. Une main d’adolescent. Lukas Relmyer respirait difficilement. Il crut percevoir un raclement derrière lui. Il se retourna vivement même si ce bruit, il le savait, datait de cinq ans et s’était éteint depuis longtemps. Il voyait presque Franz, tapi contre la paroi, hissé sur la pointe des pieds, tentant de desceller une pierre. Franz souriait, même s’il n’était qu’un souvenir, un mensonge. Ou un fantôme, peut-être.

— Elle bouge presque, Lukas !

Combien de fois Franz avait-il prononcé cette phrase ? La sueur collait ses cheveux sur son front. Cela faisait des heures qu’il s’acharnait, mais il continuait à sourire. C’est vrai, il ne se décourageait jamais. C’était lui le plus décidé des deux. Mais Franz s’était écroulé. Son corps avait heurté le sol grossièrement dallé. Relmyer s’était précipité pour lui porter secours. Il avait pris Franz dans ses bras et l’avait secoué en criant son nom. À l’époque, tous deux n’avaient rien bu ni mangé depuis deux jours. L’homme qui les avait enfermés là ne revenait pas. Ils se demandaient ce qu’il voulait au juste, celui-là. Les voler ? Les punir pour une mauvaise farce ? Les laisser périr d’inanition ? Leur infliger pire encore ? Relmyer avait allongé Franz et pris sa place, utilisant une pierre taillée pour racler le mortier. Sa paume saignait. Ses doigts aussi, à force de frotter contre la paroi. Ils tentaient d’agrandir une fissure qui laissait passer un filet de lumière, preuve que le plafond de la cave se situait un peu au-dessus du niveau du sol.

— Tout va bien, mon lieutenant ? demanda une voix à l’extérieur.

Lukas Relmyer fut désorienté par ce brusque rappel à la réalité présente, mais, presque aussitôt, il oublia à nouveau le reste du monde. Autour des ruines, trois hussards français demeuraient sur le qui-vive, le mousqueton dans les mains. Ils scrutaient anxieusement la forêt qui les cernait. Les chevaux hennissaient et renâclaient. Sentaient-ils quelque chose ? Comment voir arriver le danger dans cet inextricable enchevêtrement de troncs, de branchages, de buissons et d’ombres ? Le cavalier qui avait parlé se rapprocha de son maréchal des logis pour lui murmurer :

— Si on reste, les Autrichiens vont nous repérer et nous couper la gorge. On n’a qu’à le laisser là, le petit lieutenant. Après tout, puisqu’il est si doué que ça au sabre, il a pas besoin de nous pour se protéger : il saura bien rentrer tout seul à Vienne.

— Allez le lui dire vous-même, Pegrichut...

Le fantassin n’osa pas. Son lieutenant avait eu l’air si troublé en arrivant... Or il fallait tenir ses distances avec ce genre d’homme. Certains duellistes avaient la lame facile et vous transperçaient pour une peccadille.

Relmyer vint se placer devant l’issue, à l’opposé des marches. Le soleil illumina son visage. Dans son souvenir, elle était très haut située. Ce n’était plus le cas. Tout bêtement parce qu’il avait grandi. Elle paraissait si étroite ! Il eut envie de sortir par là, mais son corps d’adulte le lui interdisait. Il posa les yeux à l’endroit où s’était trouvé Franz. Ils avaient réussi à la desceller, cette maudite pierre ! Elle avait chuté lourdement tandis que leurs esprits s’allégeaient d’autant. Son absence avait révélé le ciel. Quatre pierres voisines avaient rapidement suivi. C’était tellement plus facile, désormais. Relmyer s’était haussé, faufilé, les arêtes de la brèche raclant ses côtes. Une fois dehors, il s’était mis à rire, à pleurer et à remercier le ciel. Une débâcle d’émotions. La peur avait rapidement repris le dessus. Celui qui les avait enfermés pouvait revenir à tout moment. Mais Franz n’avait jamais pu le rejoindre. Vidé de toute vigueur, il était demeuré à terre, ne parvenant plus à se relever : comment aurait-il pu, en plus, se hisser là-haut à la force des bras ? Relmyer avait compris qu’il ne réussirait pas à tirer son compagnon à l’extérieur. Les privations et les efforts l’avaient à ce point affaibli qu’il n’était même pas sûr, s’il retournait dans cette cave, de disposer des ressources nécessaires pour s’en extirper une seconde fois. Franz était donc resté là, allongé, épuisé, tandis que Relmyer lui tendait le bras depuis l’extérieur. Le souvenir était si vivace que le Relmyer d’aujourd’hui faillit réellement avancer la main vers ce mur, même si ses yeux lui indiquaient que personne ne s’y appuyait. Après tout, pourquoi les souvenirs seraient-ils plus mensongers que la vue ?

Il avait laissé Franz, lui promettant de revenir avec des secours. Mais, lorsqu’il avait tenu parole, quelques heures après, son ami n’était plus là. Le cadavre de Franz avait été découvert le lendemain, dans un autre endroit de la forêt. Aujourd’hui, Relmyer était à nouveau de retour. Il n’avait pas retrouvé Franz, bien sûr, même s’il avait secrètement espéré que se produirait un miracle aussi absurde. Passé et présent, adolescence et âge adulte, dangers d’autrefois et menaces à venir : tout se mélangeait dans le creuset de cette cave délabrée. Lukas Relmyer s’accroupit face au mur et remua les lèvres plus qu’il ne parla.

— Je vais retrouver celui qui nous a fait cela, Franz. Je te le promets. Je nous le promets.

Derrière ces mots silencieux, sa détermination vibrait.

Relmyer se releva. Juste avant de sortir, il prit dans sa poche un soldat en étain qu’il avait acheté à Vienne. Il plaça le jouet, un officier coiffé d’un tricorne, au centre de l’issue par laquelle il s’était enfui cinq ans auparavant. La figurine était petite, mais, avec l’inclinaison des rayons du soleil, son ombre s’étendait démesurément sur le sol, une épée menaçante brandie au-dessus de la tête.

CHAPITRE II

Pour les soldats français, ce 21 mai 1809 signifiait la fin du monde ou quelque chose s’en approchant. Napoléon était attaqué par cent mille Autrichiens, mais ne pouvait aligner que vingt-cinq mille combattants. Le reste de son armée – cinquante mille hommes – était bloqué sur la rive ouest du Danube ou sur l’île de Lobau, au milieu du fleuve, attendant de pouvoir traverser. Puisque les Autrichiens avaient détruit les ponts habituels, les pontonniers français avaient réalisé des ouvrages de fortune : le grand pont, long de sept cents mètres, qui reliait la rive ouest à la grande île de Lobau, et le petit, long de cent mètres, qui reliait Lobau à la rive est. Ils s’activaient maintenant à réparer ces ouvrages improvisés que l’ennemi sabotait sans cesse. En amont, les Autrichiens poussaient dans les flots des barges en flammes, des radeaux emplis de pierres, des troncs d’arbres et même des moulins. Régulièrement, ces projectiles, emportés par le courant grossi par la fonte des neiges, percutaient la pile d’un pont ou emportaient une partie du tablier. Les Français de la rive est étaient assaillis de toutes parts par des nuées d’Autrichiens. Le village d’Aspern constituait la gauche de l’armée française et celui d’Essling la droite. Entre les deux, des plaines où s’entremêlaient les cavaleries des deux camps.

Vers six heures du soir, l’archiduc Charles, commandant en chef de l’armée autrichienne, ordonna que le village d’Aspern fût enlevé à n’importe quel prix. Il se rendit même en ce point du champ de bataille pour encourager personnellement ses soldats, quitte à s’exposer. Dans Aspern, pris par les Français, perdu et repris plusieurs fois de suite, bombardé et incendié, on vit à nouveau affluer les masses autrichiennes. Aspern était seulement défendu par la division Legrand. Or l’ennemi attaquait au nord et au nord-ouest avec les divisions Fresnel, Vogelsang, Ulm et Nostitz. À l’ouest et au sud-ouest, c’étaient les divisions Kottulinsky et Vincent qui donnaient l’assaut. Au sud, enfin, dans le Gemeinde Au, un bois touffu, la division Nordmann combattait dans la plus grande confusion les restes de la division Molitor, espérant prendre le village à revers. Quelques heures auparavant, l’archiduc Charles s’y était également déplacé afin de galvaniser ses troupes. Mais celles-ci continuaient à piétiner dans les fourrés et à voir leurs charges se briser contre les troncs et les Français. Aspern était devenu un petit pois que cette énorme mâchoire autrichienne tentait de broyer.