— Eh bien, lorsqu’il y aura enfin la paix, je lancerai un journal.
La vieille dame écoutait poliment en clignant de temps en temps des yeux. Son absence de commentaires rendait difficile l’interprétation de ses sentiments. Comme le mot « journal » enivrait toujours Margont, celui-ci se lança dans un long discours sur son projet.
— Les mots luttent contre l’insipidité du quotidien et peuvent changer le monde ! Les journaux et les livres stimulent l’esprit. Peu importe que l’on soit d’accord ou pas, que l’on rie ou que l’on pleure, que l’on se mette en colère ou que l’on applaudisse. La seule chose qui compte, c’est qu’il se passe quelque chose – n’importe quoi, en fait ! –, qui nous fasse réagir. Et cette réaction, composée de sentiments, d’opinions et de nouvelles idées, vient s’ajouter aux autres mots. Elle alimente à son tour les débats, elle augmente et propage l’ampleur de cette « réaction chimique » !
Son débit s’accéléra, son autrichien flancha et, lorsqu’il s’en rendit compte, il s’empressa de conclure, persuadé que son auditrice ne l’écoutait plus.
— Bref, j’espère que mon journal, du fait des polémiques et des idées qu’il donnera à lire au public, participera à tous ces courants de pensées qui animent et transforment le monde.
Mme Mitterburg cligna des yeux.
Il y eut un blanc, ce genre de silence durant lequel on fait défiler à toute allure dans sa tête l’éventail des phrases banales qui permettraient de relancer la conversation, l’air de rien. L’interruption se prolongeait. Mme Mitterburg fixait toujours Margont. Celui-ci se demanda si elle n’essayait pas, tout simplement, de deviner ce qui, chez lui, avait bien pu retenir l’attention de sa fille.
— Vous devriez boire quelque chose, déclara-t-elle finalement. Vous avez tellement dansé...
Elle se tourna vers le buffet et demanda un rafraîchissement. Tellement dansé ? Deux valses avec la même cavalière et voilà que l’on en faisait toute une histoire ! Il réalisait de plus en plus à quel point la « bonne société viennoise » se trouvait éloignée de son univers. Ici, tout était régi par une multitude de règles, de codes, de préceptes et de devoirs. La plus infime transgression déclenchait un flot de réactions destinées à corriger cet écart. Ainsi Mme Mitterburg neutralisait-elle Margont dans cette discussion qui tournait parfois au ridicule. Pendant ce temps-là, un notable autrichien avait remplacé le grand dadais et d’autres suivraient. Luise dansait, donc, mais sans y prendre de plaisir. Ses valses ressemblaient maintenant à l’exécution appliquée de pas appris durant de longues heures. Margont pensa à Relmyer. Les critiques de celui-ci concernant l’enquête sur le meurtre de Franz avaient perturbé la tranquillité de surface de cette société. On lui avait intimé l’ordre de se taire. Le bâillon n’avait étouffé que les mots, pas les sentiments. Ce monde défendait son image et ses privilèges et considérait le scandale comme son pire ennemi, la source potentielle de sa destruction.
Le domestique présenta le verre en cristal sur un plateau d’argent et Margont eut envie de tout envoyer voler. Étonnamment, Mme Mitterburg s’empara du verre et lui dit :
— Luise a eu beaucoup de malheurs dans sa vie. Pensez-y.
Elle lui mit le verre dans la main puis enserra celle-ci dans ses paumes pour la retenir. Le cristal était glacé, ses doigts brûlants.
— Si jamais vous la faites souffrir, je vous jure que je paierai quelqu’un pour vous abattre comme un misérable.
Sur quoi, elle s’en alla, abandonnant Margont avec son punch au citron.
Saber, qui affectionnait les ragots, le rejoignit. Menton relevé pour accentuer son port altier, regard étincelant et air méprisant : il se comportait comme un brillant général qui, son habit ayant été taché par quelque héroïque blessure, aurait emprunté l’uniforme de son officier d’ordonnance.
— Mon pauvre Quentin, ta belle Autrichienne te délaisse. Danse avec une autre pour la rendre jalouse. Si c’est sa meilleure amie, c’est encore mieux. La valse résume tout : si tu veux séduire une Autrichienne, fais-la tourner en rond.
Les bons conseils de Saber... Saber désirait que Margont lui présente Relmyer, mais, par excès de fierté, il refusait de le lui demander. Margont décida de le faire attendre. Jean-Quenin Brémond passa en tourbillonnant avec une brune à la robe en satin blanc lamé argent. Elle le dévorait des yeux. Saber s’immobilisa.
— Regarde le succès de Jean-Quenin ! Elles adorent toutes Herr Doktor ! Je suis content pour lui.
Il avait prononcé cette dernière phrase du ton de : « Puisse-t-il en crever ! » Même en amour, Saber faisait la guerre. Ses rivaux étaient ses ennemis. Il ne séduisait pas, il manoeuvrait. Les coeurs des belles constituaient des bastions qu’il prenait d’assaut pour les abandonner aussitôt, brisés sous son talon. Il ne courtisait pas la femme qui lui plaisait le plus, ni la plus séduisante, mais la plus inaccessible. Ainsi, ses « victoires » le flattaient. Et il possédait incontestablement du charme ; hélas, sa beauté d’Adonis était une toile d’araignée.
— Antoine est un peu inerte, ce soir.
Effectivement, Piqueboïs se tenait à l’écart, adossé à une colonne, rêveur. Il suivait distraitement tel ou tel couple des yeux, plus entraîné par le mouvement que par ce qu’il y avait à voir. La musique s’interrompit et Luise se précipita sur Relmyer dont l’énervement allait croissant. Elle l’entraîna de force dans une polka. Lefine s’approcha à son tour de Margont. Euphorique, il brandit son verre.
— Schnaps valse, vodka polka, punch mazurka !
Il le vida d’un trait et conclut :
— Encore un plaisir volé à la mort.
Luise souriait à Relmyer, exagérait sa joie pour tenter de lui en communiquer une partie. La polka, folle de gaieté, agitait vivement les danseurs. Les officiers et les belles tressautaient, remuaient, riaient. Relmyer imitait leurs gestes, mais ne se forçait même pas à singer leur bonheur. Il demeurait un glaçon dérivant dans la chaleur ambiante.
La polka s’interrompit et Relmyer fila aussitôt. Luise feignit d’être essoufflée pour éconduire un officier de l’artillerie à cheval de la Garde à la pelisse bleu sombre bordée de fourrure argentée et croulante de brandebourgs dorés. Le colback de cet homme, volumineux bonnet rond en fourrure noire, le transformait en colosse macrocéphale. Avec surprise, il regarda cette belle Autrichienne s’éloigner ; la Garde impériale n’avait pas l’habitude des défaites. Luise marcha vers Margont. Saber s’empressa de murmurer :
— Elle arrive ! Discute avec moi, fais comme si tu ne l’avais pas aperçue, comporte-toi comme si elle nous dérangeait !
Agir comme s’il ne l’avait pas remarquée ? Mais Margont ne voyait qu’elle. Luise lui parla d’une voix vive.
— Je vous confie Lukas. Je veux que vous veilliez sur lui. Jurez-le-moi !
— Au vu de sa technique de duelliste, c’est plutôt à lui que vous devriez demander de me protéger.
— C’est déjà fait. À votre tour maintenant, jurez !
— Je vous le jure.
Luise le crucifia du regard pour sceller ce serment. Margont la contemplait sans laisser paraître sa joie. Ainsi, elle avait fait promettre à Relmyer de le placer sous sa protection ! Saber était consterné.
— Mais c’est qu’elle te donne des ordres ! Et toi, tu obéis ! Où irait-on si les femmes se mettaient à tout diriger ?
— Le monde entier est en guerre, alors les choses ne pourraient pas aller plus mal, lui rétorqua Luise.
Relmyer arriva précipitamment, boule renversant des quilles qui se disputaient.
— Voilà enfin Mme Blanken, cette alte Funzel, cette espèce de vieille mauvaise lampe... Tombons-lui dessus maintenant avant qu’elle ne se retrouve engluée dans un fatras de conversations.