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— C’est vrai aussi, déclara catégoriquement Luise.

— Ces informations sont fausses ! conclut Relmyer. Alors, où ces adolescents sont-ils passés en réalité ?

Mme Blanken se raidit. Les muscles de son cou, contractés, saillaient sous la peau.

— Lukas, vous perdez la raison ! Le drame qui vous a frappé vous a tellement traumatisé que vous voyez des enlèvements partout ! Cela ne fait que me conforter dans mon point de vue : laissez enquêter la police. Elle, elle possède les compétences nécessaires et elle ne se laissera pas aveugler par l’émotion, à la différence de vous.

— En somme, vous nous abandonnez une fois de plus ! répliqua Relmyer.

Margont intervint, sentant que Mme Blanken était sur le point de gifler Relmyer, à moins que ce ne fût l’inverse. Leurs visions du monde et de la façon dont l’enquête devait être menée étaient aussi incompatibles que l’étaient le bruit et le silence.

— Madame, qui vous a donné ces renseignements ?

— Un ami, l’Oberstleutnant Mallis.

— Pouvons-nous nous entretenir avec cet officier ?

— Bien sûr. Traversez le Danube et demandez l’Infanterieregiment 59 Jordis. Marchez dans la direction des coups de feu, vous ne pouvez pas le rater.

— Je vois... J’aimerais garder ce carnet.

— Je le confie à Luise à condition qu’elle me le rende d’ici quelques semaines. Je tiens à le conserver.

— Comment cet officier a-t-il pu établir ces informations ?

— À ma demande, il a consulté les registres de l’armée. Les jeunes dont nous nous occupons n’ont pas de famille, pas de fortune personnelle. Lorsqu’ils s’en vont ainsi à l’aventure, sans réel projet, ils sombrent vite dans la pauvreté. L’armée est alors souvent l’une des rares portes qui leur demeurent ouvertes. Sur les trente jeunes dont j’ai retrouvé la trace, pas moins de dix ont choisi la voie militaire. Onze, d’ailleurs, en fait.

— Vous n’avez pas dit tout à l’heure que vous n’en aviez retrouvé que vingt-neuf ? s’étonna Margont.

— Voici le trentième, répliqua-t-elle en désignant Relmyer.

De rage, Relmyer devint écarlate. D’une certaine manière, sa présence jouait contre lui, incitant à croire qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter lorsque des adolescents disparaissaient, que ceux-ci finiraient par refaire surface un jour ou l’autre. Cette ironie lui tordait les entrailles.

— Ce pauvre Mallis a passé un temps insensé à examiner les listes des effectifs militaires à la recherche de tel ou tel nom, précisa Mme Blanken. Tous ces papiers et ces...

Relmyer s’éloigna brutalement et Luise le suivit en silence. Elle avait peur, sans savoir précisément ce qu’elle craignait. Margont remercia Mme Blanken avant de rejoindre Relmyer. Celui-ci se penchait sur le carnet, le visage aspiré par ces pages.

— Harald Tyler ! Il avait disparu avant moi, en janvier 1803. On le retrouve mort à Austerlitz, dans l’Infanterieregiment 9 Czartoryski ! Encore un ! Austerlitz a bon dos !

Il parcourait de plus en plus vite ces informations.

— D’après ce carnet, cinq des disparus qui figurent dans les registres de l’armée ont été tués à Austerlitz. Le cinquième est un certain Karl Fahne, des chasseurs volontaires viennois. Cinq morts à Austerlitz ? C’est considérable !

— Il y a eu beaucoup de victimes autrichiennes à Austerlitz, intervint Luise.

— Malgré tout, c’est un chiffre étonnamment élevé, précisa Margont. Cela représente la moitié de ceux qui ont prétendument choisi une carrière militaire. Pourtant, à la bataille d’Austerlitz, l’armée autrichienne a subi une proportion de tués presque dix fois moindre.

Relmyer continuait à désigner des noms.

— Et là ! Ferdinand Rezinski ! Disparu en juillet 1803 et mort à la bataille d’Elchingen, en octobre 1805. Et celui-ci, Georg Knesch, disparu en janvier 1807 et mort à l’entraînement en mai 1807, dans l’Infanterieregiment 49 baron Kerpen. Sur les dix personnes soi-disant devenues soldats, sept sont décédées ! Dont Mark, Albert et Ernst ! Or eux, je jure sur le Christ que jamais rien n’aurait pu les obliger à choisir la voie militaire.

— On a truqué les registres de l’armée, conclut Margont. Peut-être que certains de ces jeunes gens ont réellement péri à Austerlitz. Mais, effectivement, il suffit de rajouter un nom sur une longue liste de morts au champ d’honneur pour qu’une disparition soit mise sur le compte des combats. Et tout comme Franz et Wilhelm, il s’agit d’adolescents orphelins. Je pense que nous avons affaire au même assassin. Celui que nous recherchons est un corbeau, un charognard : il prospère sur les charniers. C’est grâce à la guerre qu’il a pu faire un si grand nombre de victimes sans attirer l’attention. Il doit se réjouir de tout coeur quand un conflit est sur le point d’éclater, il doit même le souhaiter. Peut-être fait-il partie de tous ces pousse-à-la-guerre. Je l’imagine bien aider le monde à basculer dans le chaos en excitant les esprits belliqueux, afin de se livrer plus facilement à ses penchants en dissimulant ses traces dans les fosses communes ! Regardez, nous ne sommes même pas capables de faire le tri entre les décès qu’il faut lui imputer et ceux qui sont dus aux affrontements.

— Au moins Mark, Albert et Ernst, assura Relmyer.

En ajoutant Franz et Wilhelm, on passait déjà à cinq victimes.

— Plus, en fait. Car, pour rester discret, il a sûrement dû frapper dans différents orphelinats. L’un des « morts d’Austerlitz », ce Karl Fahne, était de l’orphelinat de Baumen et la « victime d’un entraînement » et celle d’« Elchingen », de celui de Granz.

Tout devenait pire que ce que Margont avait imaginé. Il n’arrivait même pas à concevoir pareille abomination. Il s’était lancé dans cette affaire avec trop d’assurance. Maintenant, il se retrouvait au bord d’un abîme dont la seule vue lui donnait le vertige. Il lui fallait des mots, de la raison, de la logique. Il allait une nouvelle fois analyser la situation. De la même façon que Jean-Quenin Brémond, ébranlé par un échec thérapeutique, autopsiait un patient décédé d’une maladie indéterminée.

— Sur les sept personnes de ce carnet qui se sont prétendument engagées dans l’armée et qui sont mortes, deux ont disparu en 1803, deux en 1804, deux en 1805 et une en 1807. Mais c’est à partir de 1805 que leurs noms apparaissent dans les registres militaires. On peut supposer que le coupable s’est beaucoup inquiété de l’enquête déclenchée par la découverte du corps de Franz, en 1804. C’est pourquoi il s’est débrouillé par la suite pour manipuler les registres de l’armée. Cet assassin dissimule habilement ses crimes. Les deux seules fois où l’on a retrouvé les cadavres de ses victimes, c’est parce qu’il a été pris de court. Ce fut le cas pour Franz, car, en s’apercevant de votre fuite, il a su que vous alliez donner l’alerte, et pour Wilhelm, parce qu’il a été surpris par une patrouille. Mais je ne comprends pas pourquoi il les a ainsi balafrés tous les deux. A-t-il fait de même avec les autres ? Ce sourire le trahit et constitue un indice important. Pourtant cet homme essaie d’en laisser le moins possible. On dirait qu’il ne peut pas s’empêcher de mutiler le visage de ceux qu’il assassine, que ce geste s’impose à lui. Quand nous comprendrons pourquoi il agit ainsi, nous en apprendrons beaucoup sur lui.

Relmyer fixait le carnet, obnubilé. Margont continuait à faire le point.

— Plusieurs personnes ont tenté d’arrêter le bourreau de Franz et de protéger ceux auxquels il risquait de s’en prendre, s’il venait à récidiver. Mais toutes ces bonnes volontés ont été bernées par ce meurtrier. La police a échoué. Ce lieutenant-colonel, ce Mallis, ne s’est pas inquiété de retrouver autant de disparus tués à Austerlitz. Il a dû attribuer cela au hasard, à la malchance. Quant à Mme Blanken, elle s’est donné bien de la peine pour mener ces recherches. Or elle a sûrement concentré ses inquiétudes et ses efforts sur la dizaine de personnes dont elle ne retrouvait pas la trace ― et, aussi bien, celles-ci sont aussi vivantes que vous ― sans réaliser qu’elle dirigeait son énergie dans la mauvaise direction. Les enquêteurs, Mallis, Mme Blanken et les autres : l’assassin les a tous dupés.