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— On en dit trop ! Quant à moi, j’ai entendu dire que votre lame était sans pareille. Il faut absolument qu’elle rencontre la mienne.

Tout en parlant, ils se jaugeaient du regard, échauffaient leurs muscles et se déplaçaient lentement, avec fluidité, vers un réverbère situé immédiatement derrière la grille du jardin. On assistait à un rituel fait de séduction et de mort, un pas de danse qui vous entraînait avec grâce vers la tombe.

— Qui touche fait mouche ? proposa Piquebois.

Relmyer était aux anges.

— Il n’y a pas mieux ! Puisque c’est purement intellectuel, autant s’arrêter au premier sang. De toute façon, je ne vais pas vous occire. Les amis de mes amis sont mes amis...

— Évidemment que vous n’allez pas me tuer puisque c’est moi qui vais vous expédier dans un brancard.

La sentinelle vint se figer au garde-à-vous devant Margont.

— Allez chercher un docteur. Demandez le médecin-major Brémond.

— Prêt ? demanda Piquebois.

— Toujours !

Piquebois attaqua avec un ample couronné à peine retenu. L’une de ses bottes dont le mouvement circulaire brisait la tempe de l’adversaire comme une coque de noix. Relmyer esquiva. Piquebois se lança alors avec fougue dans sa tactique favorite : attaques à bras raccourci, battements, fausses attaques, feintes, tentatives de désarmement, attaques composées, ripostes, parades et parades trompées, enchaînements agressifs, retraites inattendues et bien d’autres encore, le tout ponctué de changements de rythme incessants. Cette multiplicité étourdissante le rendait imprévisible. Dans un combat avec Piquebois, on ne savait pas sur quel pied danser. On se noyait dans cette cacophonie calculée avant d’être touché par le coup final, toujours totalement déroutant. Ses attaques étaient précises et difficiles à parer, c’est pourquoi Relmyer se démenait, de plus en plus concentré, esquivant vivement ou déviant la lame adverse. Piquebois déployait une force que son corps n’aurait pas laissé soupçonner. Quand son sabre butait bruyamment contre celui de Relmyer, des étincelles jaillissaient et l’Autrichien grimaçait de douleur. Le hussard bougeait beaucoup pour éviter les coups. Chacun adaptait rapidement sa tactique. Piquebois mit moins de violence dans ses assauts, car celle-ci n’impressionnait aucunement Relmyer. Il y gagna encore en précision. Relmyer cessa de vouloir fatiguer Piquebois. Il venait de prendre la mesure de l’endurance du Français qui se démenait comme un diable sans s’essouffler ni faiblir. Piquebois rabattait Relmyer vers l’angle situé entre la conciergerie et la grille d’enceinte. Sans espace, Relmyer ne pourrait plus esquiver aussi facilement. Celui-ci lança un coup d’estoc en direction du visage de Piquebois. Il visait le menton, mais son offensive l’obligeait à s’exposer. Piquebois para et se fendit pour enchaîner immédiatement par un assaut en direction du flanc. Relmyer, qui n’avait mené son action que pour inciter Piquebois à réagir de la sorte, dévia le sabre adverse dont il avait anticipé le trajet et sa lame – juste la pointe – se ficha dans l’épaule gauche de son adversaire. Piquebois cligna des yeux. Une tache sombre grandissait sur sa chemise. Il regarda sa blessure avec le même étonnement que s’il avait contemplé une prairie d’herbe bleue sous un ciel vert. Il s’effondra et se retrouva assis, les jambes écartées, le sabre encore à la main. Jean-Quenin Brémond se précipita à son secours. La musique du bal, en bruit de fond, devenait de plus en plus audible au fur et à mesure que des invités ouvraient les fenêtres pour voir ce qui se passait. Piquebois ignorait le médecin-major.

— Vous êtes fou, Relmyer... Lancer une fausse attaque pour faire réagir l’adversaire, oui. Seulement, lancer une véritable attaque pour obtenir la même chose alors que votre adversaire est d’un niveau élevé... J’ai failli vous tuer...

Relmyer acquiesça. Il respirait vite. Il savait qu’il avait frôlé la mort.

— Si mon attaque avait été feinte, incomplètement développée, elle ne vous aurait pas berné. J’ai pris des risques, certes. Mais c’est vous qui êtes à terre.

Margont suffoquait de colère.

— Bravo, Antoine ! Tu es content maintenant ?

— Oui, murmura Piquebois.

Et le pire, c’est qu’il l’était vraiment.

CHAPITRE XI

Le lendemain, en compagnie de Lefine, Margont traversait le Graben, une avenue adorée des Viennois édifiée sur les fossés comblés d’anciennes fortifications médiévales. Ses yeux, rougis par le manque de sommeil, semblaient éclaboussés par le sang de Pique-bois. Ils s’arrêtèrent au pied de la Pestsäule, la colonne de la peste. C’était là que Relmyer leur avait donné rendez-vous.

— Puis-je poser une question stupide, mon capitaine ?

Margont ne répondit pas.

— Relmyer est-il un ami ou notre futur assassin ?

Mâchoires crispées, gestes saccadés, yeux et lèvres plissés : Margont accumulait les symptômes de l’homme exaspéré.

— Ce forcené a embroché Piquebois ! tempêta-t-il soudainement. Quant à Antoine, lui, c’est tout juste s’il ne l’a pas remercié pour la leçon ! Il est aussi responsable que Relmyer de ce qui est arrivé. Relmyer me fait l’effet d’un homme en train de s’extirper d’un gouffre. En lui tendant la main, nous augmentons ses chances de succès, mais il peut trébucher et nous entraîner dans le vide avec lui ! Il y a déjà les Autrichiens face à nous, les partisans dans notre dos et, quelque part, un assassin aussi insaisissable qu’un fantôme. Or voilà maintenant qu’en plus Relmyer se met à blesser ceux qui l’approchent !

— Son sabre est à double tranchant...

— Tu as assisté au duel ?

— Non. J’étais trop soûl pour voir autre chose que le buffet et les Autrichiennes.

— Dire que Piquebois a expédié à terre je ne sais combien d’adversaires dans sa vie ! Face à Relmyer, il ne s’est pas retenu, crois-moi !

Lefine acquiesça.

— Quand Antoine dégaine, il perd la tête. C’est comme si son sabre se mettait à penser à sa place.

— Eh bien, Relmyer a dominé la totalité du duel.

Lefine tapota mollement dans ses mains et cette plaisanterie douteuse irrita plus encore Margont.

— Il survivra, poursuivit-il tandis que Lefine blêmissait, prenant tout à coup conscience du fait que son ami aurait réellement pu périr, qu’il ne s’agissait pas que d’une bêtise macabre liée à l’absurdité de l’homme. Tôt ce matin, je suis allé voir Jean-Quenin. Il y a une histoire d’articulation scapulo-humérale abîmée et de tendons quelque chose sectionnés... Pourquoi les médecins ne sont-ils donc jamais capables de donner une réponse claire ?

— Qn’attendre d’autre de gens qui ont des cours en latin ?

— N’exagérons rien, cela ne concerne qu’une partie des livres et des traités d’anatomie. Mais c’est déjà bien trop à mon goût. Bref, je n’ai rien compris si ce n’est que cette blessure n’est pas mortelle et qu’Antoine retrouvera bientôt l’usage de son bras.

— Formidable ! D’autres duels en perspective, ironisa Lefine d’un air désabusé.

— Il n’en est pas question !

Relmyer n’arrivait toujours pas. Pour se calmer, Margont se mit à étudier la Pestsäule, haute de plusieurs mètres et au baroque luxuriant. En 1679, la peste avait décimé Vienne, la tapissant de cent mille victimes. L’empereur Léopold Ier avait plus tard fait ériger cette colonne pour remercier Dieu d’avoir éradiqué l’épidémie. La Sainte-Trinité, en métal doré, surplombait une cascade de personnages, humains ou anges. Léopold Ier, agenouillé, priait. Au-dessous de lui, une femme tenant une croix symbolisait la Foi triomphant de la Peste, incarnée par une vieille dame à terre, nue, la peau flasque et ridée. Margont pensa à la colonne de la Grande Armée, place Vendôme, qui n’était pas encore achevée. Deux oeuvres qui célébraient le triomphe de la vie (celle de la Grande Armée était confectionnée avec le bronze des mille deux cents canons pris à Austerlitz et à Vienne, en 1805, car on croyait alors à une paix durable...). Lefine laissait son regard glisser sur l’édifice, de visage en visage.