Выбрать главу

— C’est encore loin, mon lieutenant ? demanda Lefine.

Relmyer interrogea le guide en autrichien. Le dos de celui-ci se courba, comme si les questions de cet officier étaient des coups.

— Non, plus que deux lieues, monsieur, répondit-il avec crainte.

Margont parla à voix basse.

— Vous est-il vraiment impossible d’éviter ces duels ?

— Il est clair que je ne leur échapperai pas. Dès que nous aurons fini d’interroger ce Grich, je devrai en découdre avec eux.

— Pardon ?

Relmyer écarta mollement les mains.

— Comment aurais-je pu gagner un répit sinon en leur fixant rendez-vous ? Nous nous battrons à Mazenau. Tout le monde y trouve son compte : nous, nous ne perdons pas de temps, et eux, ils obtiennent ce qu’ils veulent dans un endroit tranquille. Dans l’île de Lobau, nous risquerions d’être dérangés par un officier supérieur opposé aux duels ou par des gendarmes impériaux au zèle excessif. Je me souviens de la promesse que je vous ai faite, mais, là, la situation ne dépend pas de ma volonté.

En dépit de l’ombrage, Margont transpirait comme s’il s’était trouvé sous un soleil de midi.

— Trois duels... Le premier en sera peut-être un. Seulement, si vous êtes blessé, le second ne sera qu’un meurtre, une exécution !

— Pas du tout. Si je suis blessé, nous examinerons tous ensemble la blessure. S’il s’avère que celle-ci est superficielle, mon adversaire sera déclaré vainqueur et j’enchaînerai avec le duel suivant.

Margont l’interrompit d’un geste. Il ne supportait plus ce règlement et sa logique qui conférait une illusion de raison à cette folie. Cependant, Relmyer, tout à ses explications, poursuivit :

— Bien évidemment, une blessure sérieuse entraîne la suspension des combats. Le problème peut venir d’une contestation. Si l’unanimité ne peut pas être obtenue à l’amiable, l’avis d’un médecin sera sollicité et cette dernière opinion sera souveraine. La fatigue sera traitée de la même façon. L’épuisement reporte un duel d’une journée, une blessure grave au jour suivant le rétablissement plein et entier.

— Enfin pourquoi ? Pourquoi prendre plus de risques encore ?

— Vous posez cette question parce que vous ignorez ce qu’est la vie d’un duelliste renommé. Bien sûr, il attire à lui les lames avides de le battre. Mais le voilà célèbre. Partout, on le craint autant qu’on l’admire et qu’on l’envie. 11 s’enrichit en donnant des leçons et en remportant des duels qui sont autant de paris sur lesquels il peut miser. Il prend de l’avancement, vite et beaucoup. Sans mon sabre, je ne serais pas lieutenant. Lieutenant à vingt ans ! Certaines femmes – superbes, je vous l’assure – sont prêtes à toutes les damnations pour qu’un bretteur réputé les serre dans ses bras.

— Tout cela vaut-il la peine de mourir ?

— Tout cela vaut dix fois la peine de mourir. Qu’un seul de ces sabreurs me serve deux centimètres de métal dans la poitrine et cette vie est pour eux. Prenez Pagin, par exemple. Il y a encore quelques mois, il avait peur de tout et de tout le monde. L’apprentissage du sabre l’a transformé. Regardez aujourd’hui son assurance, sa joie de vivre... Voilà pourquoi il galope sans cesse partout : il rattrape les années qu’il a perdues à demeurer inerte, englué dans ses peurs.

Margont chassa de la main les mouches qui tournoyaient autour de la tête de son cheval et l’agaçaient sans relâche.

— Vous êtes semblable à lui. Pagin se « remplit de fer » pour affronter un danger imprécis qui le tourmente. Vous agissez de même. Sauf que vous, vous avez une idée plus claire de la menace que vous affrontez.

— Oui et non. En partie seulement. Moi, j’ai été blessé par ce qui m’est arrivé. Mon épée est ma béquille : enlevez-la-moi et je m’effondre. Je lui suis reconnaissant de m’aider à marcher de nouveau et, en même temps, elle me rappelle le passé et elle attire les duellistes.

Margont le contemplait avec une compassion mêlée de crainte : à ses yeux, Relmyer était atteint d’une maladie grave qui étendait peu à peu son emprise.

— Vous avez commencé à vous entraîner au sabre pour apprendre à vous défendre. Seulement, les armes sont comme le vin, elles finissent par s’emparer de vous. Lukas, vous êtes devenu le fourreau de votre lame.

— Tant que mon enquête ne sera pas résolue, je ne pourrai pas me débarrasser d’elle. Après, j’essaierai...

Le maréchal des logis-chef Cauchoit rapprocha sa monture.

— Votre conversation est bien trop compliquée. Plutôt dix jours de gloire que dix mille de médiocrité.

— Superbe épitaphe, lui répondit Margont.

Puis, se tournant vers Relmyer, il ajouta :

— Supposons que vous remportiez ces trois affrontements : combien de duellistes seront attirés par ce triple... succès ?

— Mais tous ! Mon duel avec Piquebois n’est même pas la seule cause de cette situation. Ma réputation pèse lourd... Il n’est pas très aisé de...

Pour chasser les mouches qui le tourmentaient, le cheval de Relmyer venait de lever la tête lorsqu’une partie de celle-ci éclata sous l’impact d’un coup de feu. Margont, le visage éclaboussé de sang, vit la bête s’effondrer sur le côté tandis que Relmyer était précipité à terre, une jambe et un étrier en l’air et les mains tirant sur des rênes devenues brutalement inertes. Cette première balle fut aussitôt suivie d’un concert de détonations. Un hussard de l’avant-garde, fauché, partit en arrière tandis que la monture de son compagnon s’écrasait avec son cavalier. Des nuages de fumée blanche se matérialisaient partout : dans les fourrés, derrière les troncs... Une silhouette grise épaula Margont mais Lefine lui décocha prestement un coup de pistolet qui l’atteignit à la cuisse.

— Ce sont des miliciens ! À mort la Landwehr ! s’écria le maréchal des logis-chef Cauchoit.

Le sabre à la main et entraînant dans son sillage son ami le trompette et quelques hussards, il lança une charge droit sur une masse de fantassins qui se formait sur la route. Ces Autrichiens n’étaient pas des soldats de métier. Ils avaient cru que l’effet de surprise et le succès de leur première volée mettraient les Français en déroute. La trentaine d’entre eux qui venait de se placer à découvert pour mieux ajuster ses tirs fut percutée de plein fouet par les cavaliers. Le maréchal des logis-chef se démenait, en transe. Son sabre s’abattait avec furie, blessant, tuant, tuant, blessant... Le trompette portait ses coups exclusivement au visage et à la gorge, ne laissant derrière lui que des corps morts et défigurés, déshumanisés. La troupe de miliciens disparut en un éclair ; ce carnage sema la confusion chez les Autrichiens. Bien qu’ils fussent encore nombreux et, pour la plupart, abrités derrière des troncs, plusieurs d’entre eux s’enfuirent, se volatilisant à travers la végétation. D’autres continuaient à cribler les Français de coups de feu. Le pauvre guide réquisitionné, pris pour un traître, reçut deux balles dans le dos. Les hussards s’engouffrèrent au trot dans les bois, riant de leur peur. Leurs pistolets faisaient mouche et leurs sabres ne dépassaient personne sans l’avoir étendu. Relmyer, déjà dégagé, debout, gluant du sang de son cheval, parcourait fébrilement les fourrés des yeux. Il ne se préoccupait pas de ses hommes. Il ignorait jusqu’à la bataille qui faisait rage autour de lui. Il indiqua une direction. Le tir qui avait abattu sa monture provenait de là.

— C’est lui ! C’est lui qui a tué Franz ! Lui !