CHAPITRE XX
Margont se reposait, allongé sur de la paille, le flanc en flammes. Lefine vint s’asseoir à côté de lui. Margont le voyait tanguer. Avant de le recoudre, on lui avait fait boire de l’eau-de-vie et du laudanum de Sydenham, un composé d’opium, de cannelle, de girofle, de vin et de safran. Il se trouvait dans un hôpital de campagne aménagé dans une grosse ferme du village d’Ebersdorf. Des blessés d’Essling achevaient de s’y remettre ou d’y mourir. Les murs et les poutres étaient imprégnés des odeurs de gangrène et de sang. Même des mois plus tard, ces lieux sentiraient la mort, hantés par ceux qui y avaient péri. Margont tapota le genou de son ami.
— Merci ! Sans toi, je serais encore là-bas à attendre des secours.
— C’est tout ce que vous auriez mérité ! Vous galopiez comme des furieux : j’ai plusieurs fois manqué vous perdre. Heureusement, votre piste n’était pas difficile à suivre avec tous ces branchages cassés et ces buissons piétinés.
— On a vraiment failli l’avoir.
— C’est lui qui a vraiment failli vous avoir ! Des groupes de miliciens contournent la ligne de front par le nord ou par le sud. Ils traversent le Danube en barque ou grâce à des gués ou des ponts intacts afin de venir soutenir les partisans qui se trouvent déjà sur nos arrières. Tout le monde sait cela, mais non ! Relmyer et vous, vous faites toujours la sourde oreille. Quel beau résultat, en vérité !
Face aux grimaces douloureuses de Margont, Lefine eut pitié et lui tendit sa gourde.
— Un peu de vin de la Wachau ?
Margont en vida la moitié.
— Il s’agit bien de l’assassin que nous recherchons, Fernand. Non seulement Relmyer l’a reconnu, mais, en plus, cet officier autrichien l’a délibérément pris pour cible avant de filer aussitôt sans se soucier de la bataille. Il ne s’était mêlé aux soldats que dans un seul but : abattre Relmyer. Celui-ci serait mort si sa monture n’avait pas levé la tête à ce moment-là...
— Les mouches ont sauvé la Guêpe... Effectivement, vous avez raison. Mais je suis un peu perdu depuis les derniers événements...
— Moi aussi. Faisons le point et nous y verrons plus clair. Tout d’abord, je pense que notre homme n’est pas un soldat de métier. Un combattant professionnel aurait tenté de m’achever. Lui n’était pas sûr de l’emporter alors que j’étais à terre, blessé et empêtré dans mon étrier. De même, quand il m’a tiré dessus, je me trouvais à quelques mètres de lui. Il aurait pu me viser, or il a préféré assurer son coup en abattant ma monture. Il sait très bien se servir d’un fusil, mais mal d’un pistolet.
— Pourtant, plus de la moitié des officiers de la milice sont issus de l’armée régulière. Ils sont prélevés directement dans l’armée ou alors, le plus souvent, ce sont des anciens ou des combattants invalides.
— Il est trop jeune pour être un ancien qui a repris du service. Quant à ce qui est d’être invalide, en ce moment, je le suis plus que lui...
— C’est peut-être un soldat professionnel, mais un non-combattant. Un officier du train des équipages, un gratte-papier...
Margont sentait son ivresse s’accentuer. La douleur, comme ses idées, devenait moins aiguë, plus diffuse. Parfois, sa souffrance revenait à la charge, l’obligeant à serrer les dents et clarifiant ses raisonnements, déclenchant des lueurs de clairvoyance dans un brouillard de pensées floues.
— Non. S’il servait dans l’armée régulière, il aurait suivi celle-ci à la fin de l’année 1805, car elle marchait alors contre nous. Or il se trouvait forcément à Vienne puisque Albert Lietz et Ernst Runkel ont disparu à cette époque-là, l’un, en août, et l’autre, en octobre. Cela fait plusieurs arguments qui convergent dans le même sens : notre homme est un civil qui s’est enrôlé dans la milice. Il est pourtant officier, lieutenant ou capitaine.
— Les monarchies veillent à préserver la hiérarchie sociale. Les autres officiers de la Landwehr et des volontaires appartiennent donc à la bonne société viennoise : aristocrates, riches bourgeois, fonctionnaires de haut rang...
— Nous progressons ! Quand on a la chance de faire partie des « gens importants », on a la possibilité de pouvoir chasser. Notre homme est peut-être un passionné de chasse. Cela expliquerait son adresse au tir au fusil et pourquoi il connaît parfaitement les forêts environnantes. As-tu interrogé les prisonniers ?
— Muets comme des carpes. On en a capturé une cinquantaine. Des soldats de la Landwehr de Basse-Autriche et des volontaires viennois.
Margont bougeait sans cesse, cherchant une position moins douloureuse.
— Il faut en apprendre le plus possible sur ces deux types de troupes. Notre homme avait un uniforme particulier.
— J’ai remarqué. Les fantassins n’étaient équipés que de manteaux gris aux parements rouges mal coupés qu’ils avaient dû coudre eux-mêmes. Certains n’avaient même pas reçu ces vêtements et utilisaient leurs manteaux de paysans. Le diable d’homme que vous avez poursuivi possédait un bel habit gris réglementaire avec des parements écarlates impeccables. Cependant, c’est le cas de la plupart des officiers de la Landwehr et des régiments de volontaires.
Margont ne cachait pas sa déception.
— Bref, sa tenue ne nous renseigne pas davantage sur lui. Quelles unités avons-nous affrontées ?
— Au moins deux compagnies, l’une du 3e bataillon de la Landwehr de Basse-Autriche et l’autre, du 2e bataillon des volontaires viennois.
— Donc notre homme sert comme officier dans l’un de ces deux bataillons !
Il se ravisa aussitôt.
— Sauf s’il portait un faux uniforme – quoique cette hypothèse me paraisse impossible, car comment aurait-il pu justifier cela auprès de ses supérieurs ? – ou s’il accompagnait des bataillons dans lesquels il ne sert pas. Il est si rusé que l’on peut s’attendre à ce qu’il ait une nouvelle fois brouillé les pistes. Il connaît tellement bien ces forêts qu’il a pu convaincre ces deux compagnies de le prendre comme guide pour organiser cette embuscade.
— Pendant que vous attendiez qu’un aide se libère pour vous recoudre, je me suis renseigné. D’après les dernières estimations, l’Autriche aligne plus de cent mille miliciens. Auxquels il faut ajouter les régiments de volontaires. Alors, leurs lieutenants et leurs capitaines, on les compte par milliers... Celui que nous cherchons vit à Vienne ou dans ses environs. Les milices sont organisées par régions. À priori, il sert donc dans la Landwehr viennoise, dans la Landwehr de Basse-Autriche ou dans les volontaires viennois. Commençons par nous renseigner sur les deux bataillons qui nous ont attaqués. Ce sera déjà un début.
Margont cherchait une idée, une nouvelle piste.
— Si on arrivait à convaincre un prisonnier de nous livrer les noms des officiers de ces deux bataillons...