VI
LA NOBLESSE DES MÉDIAS. ECHANGE STANDARD. LE VIEUX SERA TOUJOURS LE VIEUX. ET MOI TOUJOURS LE MÊME TRIQUEUR
Pourquoi tardé-je à partir, alors que la Pine est déjà out, cramponnée à la rampe vernie par cent millions de paumes, descendant les degrés de la liberté à pas prudents d’arthritique ? Quelque chose m’atteint dans l’attitude du Dabe. Une expression de mourance sur sa bouille de marbre ivoire.
Je déglutis :
— Ça ne va pas, monsieur le directeur ?
Il me lance un appel de la main, ses lèvres font la tanche hors d’eau. Je me précipite.
— Un malaise ? J’appelle un docteur ?
La main encore dénègue : « Non, non. »
Quoi alors ?
Il me tend les bras, pivote pour accueillir mon buste altier.
Il sent l’eau de toilette délicate, rarissime, à des millions de francs lourds la bonbonne.
— San-Antonio…
Dans un souffle.
Silence… Il a la joue froide comme les pieds d’un serpent. Pourtant, lui reste la force de m’étreindre.
— Pardon, mon petit !
Et sur ce, il se met à chialer, ça libère. Sauvé ! Je craignais un infarctus, ce n’était qu’un sanglot rentré. Crevé, l’abcès ! Ah ! pleure, chef bien-aimé, chef bourreau, chef de bourreau !
Il en déverse tout en hoquetant.
— Je suis odieux, je le sais. Mais cet exil, Antoine, ce cruel exil ! On aigrit, c’est fatal. On se croit devenu paria. On rumine des rancœurs. Et le retour, un triomphe croyez-vous ? Que non pas : une faveur d’ancien subalterne balourd se payant le luxe de la magnanimité. Un os lancé à un chien par un milliardaire repu de la réussite politique, la plus imbécile de toutes ! Retour sans gloire ! En rasant les murs. Et la preuve, on agit sans m’en parler. On fomente des coups pendables dans mon pauvre dos courbé par le déshonneur. C’est moi, commissaire, qui vais démissionner. Ma place n’est plus ici. Je suis une ombre de retour. Inconsciente, voire gênante. J’ai été, Antoine, je fus, je ne suis plus qu’un relent du passé.
A mon tour de le presser contre moi. Cher Achille ! Inoubliable et somptueuse baderne. Emanation d’une France qui n’existera plus jamais et même jamais plus ! Lui, les privilèges à jamais abolis. Non pas nuit, mais jour du 4 août ! (Désabolition des privilèges).
Il me chiale contre, à bout portant. M’humidifie, me mouille de ses larmes hors de prix.
Je le berce comme un enfant, ce bon vieux facho de mes fesses… Pleure, Achille, pleure sur les siècles enfouis, sur les pouvoirs enfuis. Mouille de tes larmes du seizième l’aube de la liberté, chère statue de square, impropre à la récupération des métaux non ferreux puisque étant de marbre.
Une toux nous sursaute.
Le brigadier Poilala se tient dans l’encadrement, guindé, gêné et réprobateur.
— Escusez, messieurs-dames, bafouille-t-il, j’aurais frappé, mais la porte était ouverte.
Nous nous désunissons. Il aperçoit les pleurs du Suprême et se permet une question :
— Un deuil, monsieur le directeur ?
— Oui, Poilala, dans mon cœur ! répond noblement le Bien-aimé qui ne rechigne jamais sur les formules.
Poilala se contente de l’explication.
— Y a là deux journalistes qui veulent vous verser une pension, monsieur le directeur, annonce le cher brigadier.
— Me verser une pension ! s’écrie le Calvitié. Qu’est-ce que vous me racontez là, Poilala ?
— Ben, ils disent qu’ils veulent vous entretenir…, bafouille l’huissier, reconverti du ministère à la Grande Cabane depuis que l’ancien ministre a quitté ses fonctions.
— Ils ont donné leurs cartes, poursuit le brigadier.
Il fouille ses poches, en ressort : un sifflet, un porte-monnaie de cuir en matière plastique, une carotte de tabac à chiquer, un trousseau de clés, quatre morceaux de sucre, un préservatif dûment exploité, une épingle de… sûreté, une noisette probablement propre à faire philippine tant elle est ventrue et enfin deux bristols déjà plus du tout blancs, déjà froissés, qu’il remet en forme avant de les tendre. Le Vieux s’en saisit et lit à voix menue :
— Louis Pauwels, Serge July…
Il dépose les deux rectangles sur son sous-main, les contemple et murmure :
— Vous voulez dire, Poilala, que ces messieurs sont là ?
— Tout ce qu’il y a de là, monsieur le directeur.
Le Dabuche est en transe.
— Eux-mêmes ?
— Tout ce qu’il y a d’eux-mêmes, monsieur le directeur.
— Ensemble ? émet encore Achille dans un râle proche du dernier soupir.
— Tout ce qu’il y a d’ensemble, monsieur le directeur.
Le Scalpé me jette son regard d’agonie.
— Qu’est-ce que cela veut dire, Antoine ?
— Rien de bon, mais pour en savoir davantage, recevez ces princes du journalisme.
Il me saisit le poignet.
— Ne me quittez pas, surtout !
— Je suis à votre disposition.
J’escorte Poilala jusqu’à l’antichambre. Effectivement, j’avise les deux illustres visiteurs, devisant avec urbanité car, s’ils sont d’opinions divergentes, ils sont d’esprit concomitant, et t’auras beau retourner sept fois ta langue dans la bouche de ta voisine et sept fois ta bitoune dans ton Eminence, mais deux hommes intelligents, d’idées opposées, trouvent beaucoup plus de choses à se dire que deux cons appartenant à un même parti.
Je les salue et leur annonce que « M. le directeur » va les recevoir à l’instant, ce dont ils n’attendaient pas moins, comme dirait Bérurier. Je note que l’un et l’autre tiennent un paquet, chacun sous son bras, de même volume. Celui de July est enveloppé de papier kraft, celui de Pauwels plié dans un emballage Hermès désaffecté.
July cède le passage à Pauwels et le dirluche se précipite pour la toute grande représentation de gala, bouche en violette, œil en fleur de lys, voix de velours, main d’archevêque. Il installe ses deux visiteurs. Leur demande s’ils voient une objection à ma présence. Ils assurent que pas le moins du monde, vous pensez : San-Antonio est un copain !
— Et bon, chers brillants messieurs, que puis-je pour votre service ?
Les deux se regardent. Brillants causeurs l’un et l’autre, ça démange chacun d’attaquer. Ils se font des politesses muettes : « Disez, disez ! » « Non, vous d’abord ». Et ce qui doit arriver se produit : ils parlent en même temps.
— Eh bien, à vrai dire, monsieur le…
— Eh bien, à vrai dire, monsieur le…
Comme ils ne se voient pas faire un duo, malgré l’intérêt qu’ils portent à la stéréophonie, ils sourient et, d’un tacite consentement, parlent en alternance.
Leur récit ?
Ils ont eu la surprise de se rencontrer dans l’antichambre du Vieux où un même élan les a portés. A midi, ils ont reçu l’un et l’autre une cassette vidéo intitulée : « Les prouesses amoureuses de Mme Alexandre-Benoît Bérurier, femme de ministre. » Se la sont passée et ont été abasourdis. Si vous disposez d’un appareil, monsieur le… Oui ? Alors, vous allez tout de suite comprendre…
Ensemble, ils présentent leur cassette. Pour ne vexer personne, Achille les tire à pile ou face et c’est celle de Serge July qu’on enclenche.
Je m’attendais au pire !
Eh bien ! c’est pire que le pire !
Tous les dons amoureux de Berthe sont rassemblés dans ce document exhaustif. Pour être performante, elle l’est, la Baleine !
Heureusement que j’ai prévenu le boss, sinon il tombait raide ; tu vas me dire que, malgré ses carats accumulés, raide, il l’est plus souvent qu’à son tour, Chillou. Moult bergères au fessier réputé te le confirmeront. Là, il est scié par les exploits de la Bérurière. Confus, il se tourne vers ses visiteurs.