— Messieurs, c’est inimaginable, prodigieux, insoutenable…
— Ah ! certes, la dame a du tempérament ! souligne Serge July.
— Et l’art de s’en servir, renchérit Pauwels.
— On ne peut regarder cette bande jusqu’au bout, c’est insoutenable ! déclare Achille en arrêtant la diffusion.
Il ajoute :
— Je boirai certes le calice jusqu’à la lie, mais seul, stoïquement, comme mes fonctions m’en font obligation. Il est noble de m’avoir apporté ces monstruosités, messieurs, au lieu de les exploiter à des fins politiques, ou, simplement, par souci du sensationnel !
— Nous ne mangeons pas de ce pain-là, jette Louis Pauwels.
— Nous essayons de faire dans la satire et l’humour, non dans le porno, ajoute Serge July.
Il réfléchit.
— Mais si les gens qui nous ont adressé ce chef-d’œuvre l’ont également remis à tous nos confrères de la presse, il s’en trouvera fatalement qui voudront tirer parti de l’aubaine, attendez-vous au pire.
Le Dabuche se biche la théière à deux mains.
— Vous me glacez le sang, monsieur July.
Le beau Serge amorce une moue équivoque :
— Je n’ai pas pour règle de venir au rapport chez le chef de la police, monsieur le directeur. Si je m’y suis décidé — et croyez qu’il m’en coûte —, c’est parce que je pressens quelque part une volonté occulte de déséquilibrer les institutions par les moyens les plus bas. C’est le journaliste qui a reçu cette saloperie, mais c’est le citoyen qui vous l’apporte.
— Pour une fois, je suis en plein accord avec vous, assure Louis Pauwels, et n’ai rien à ajouter ; mes motivations sont identiques aux vôtres. Vous devez agir vite, monsieur le directeur. Question de minutes. L’affaire va éclater d’un instant à l’autre.
Le diro laisse aller son désarroi.
— Que faire ?
— Nier l’évidence ! laissé-je tomber.
Les trois personnages me redécouvrent. Leurs fronts sont plissés, leurs yeux interrogateurs.
Achille se met à beugler comme un goret sous l’égorgeoir :
— Nier ça ? Nier des images ? Nier ce qui se voit, nier la réalité ?
— Machination ! rêvassé-je.
— Machiner quoi ? Un film montage ? Avec cette affreuse pétasse qui en prend de partout, en gros plans et à n’en pouvoir plus ?
— Pétasse, vous venez de prononcer le mot, patron. Seule une pétasse de haut vol est capable d’une pareille performance.
— Alors ?
J’hésite à parler devant les deux journalistes, mais l’esprit civique dont ils viennent de faire preuve ouvre à deux battants les portes de ma confiance.
— Alors il nous faut trouver une fausse Mme Bérurier susceptible de passer pour la vraie et mettre la vraie au tapin.
— Vous avez trouvé cela tout seul ? gouaille le directeur.
A cet instant, on totoque à la lourde. De nouveau le brigadier Poilala.
Il vient annoncer comme quoi le rédacteur en chef du Monde est arrivé, ainsi que celui du Quotidien de Paris, celui de France-Soir, celui du Parisien, celui de l’Humanité, celui du Matin, celui du Progrès de Lyon, celui d’Ouest France, celui du Provençal, celui de l’Est Républicain, celui du Dauphiné Libéré, celui de…
Le Vieux l’interrompt.
— Mon Dieu, s’exclame-t-il, ces salopards ont donc inondé la France de cassettes ! Mais, en revanche, quelle noble réaction en chaîne, messieurs ! On est encore patriotes dans les médias ! Je vous salue, gens de plume, dont la réputation n’est pas toujours à la hauteur de la mission sacrée, mais qui, dans les heures graves, soudain embrasés par le sens du devoir et celui plus sublime encore de la patrie en danger, savez vous grouper en un formidable consensus, pour tendre au pays en danger les mains secourables de vos rotatives !
Terriblement émouvant. On larmalœille. Pauwels demande, à mi-voix, si on ne devrait pas entonner la Marseillaise. July répond que ce serait extrêmement volontiers, mais qu’il ne se rappelle que le refrain et qu’en plus il le trouve un peu bateau. Alors on sursoit. Poilala introduit les autres patrons de presse. Les cassettes honteuses s’accumulent sur le bureau du Vioque. Le Dabe, de plus en plus exalté, annonce qu’il va y avoir distribution de Légions d’honneur, si ces messieurs veulent bien remplir leurs fiches…
Je m’esbigne discrètement au milieu de la fête.
Giuseppe, c’est le top niveau du maquillage. Un crack du cinoche. Réclamé dans le monde entier. L’orfèvre, le magicien.
Il « traite » les plus grandes dames : leur efface les ans, les mocheries, les pires hideurs. Les gloires au formol de jadis accourent pour qu’il les plâtre les soirs de jubilé. Avion spécial. Tu tires une star des temps anciens de son sarcophage et il se pointe avec sa mallette secrète pour la bricoler, la remettre en vie. C’est le poumon d’acier des visages mis en charpie par le temps. L’irréparable outrage, avec lui, ça n’existe pas.
Tu le verrais, l’artiste : plutôt comique. Un mètre cinquante-deux de la tête aux pieds et quatre-vingts centimètres de la queue à la tête. Il est coiffé aile de corbeau, très noir, la mèche masquant son œil accidenté qui lui est remonté au mitan du front, façon cyclope. Il porte une moustache effilée, à la duc de Guise, sauf qu’une fois clamsé, on dira de lui : « Mon Dieu qu’il est petit ! » Entre ses dents, en permanence, un fume-cigarette d’ambre blond sans cigarette dedans. Ce morceau de concrétion intestinale de cachalot, c’est sa marque de fabrique, Giuseppe. Le détail aristo du minuscule personnage.
Il prend du recul pour considérer les deux dames assises côte à côte sur un canapé Barbès. Puis il va à la fenêtre un instant, comme pour se nettoyer la vue de ce double cauchemar. Ensuite il revient se planter devant ses « sujets ».
— Alors ? grogné-je, un chouïa impatienté, c’est possible ou non ?
T’ai-je dit que les deux dames offertes à son savoir sont entièrement nues ? Et pour du bestiau, c’est du bestiau, espère ! Un étalage de gras-double pareil, y a qu’a la foire aux abats que tu peux trouver le même.
Giuseppe hoche la tête.
— Tout est toujours possible, commissaire.
Il a gardé son accent italien du sud.
Il met sa main en écran, à quelques centimètres de lui, pour « cadrer » certains points particuliers des intéressées.
— Mais réussir à un fort pourcentage, là est le problème, ajoute le maquilleur.
— Vous pensez y parvenir dans quelle proportion ?
— Quatre-vingts si elles veulent bien se montrer coopérantes.
Il se tourne vers Mathias.
— Tirez-moi une série de posters de ces deux femelles (Giuseppe est pédé). Leurs têtes rapprochées, je vous prie. Préparez-m’en une bonne douzaine car j’ai une période de tâtonnements avant de trouver le déclic.
Prolixe, il s’explique :
— La ressemblance siège toujours dans un point précis qu’il faut découvrir et, ensuite, cultiver, développer.
— L’opération pourrait être terminée à quelle heure ?
Giuseppe se renfrogne mochement.
— C’est comme si je vous demandais à quelle heure vous aurez fini de chier demain.
Je rengaine ma maussaderie.
— Il faut faire vite, Giuseppe, nous jouons contre la montre.
Il grince :