Une voix anonyme, compassée, rétribuée, m’annonce que : « M. Mathias est en bas, monsieur. »
Qu’il monte !
Je m’assieds au bord du lit. Ma montre prétend qu’il est seize heures dix-neuf. Comme il n’y a pas de raison que je mette sa parole en doute, j’en accepte l’augure et vais délourder au Rouquin. Parmi tous ces blondinets et dans la patrie de Van Gogh, il passera inaperçu, le Rouillé.
Il entre dans un costard prince of Walles aux tons marronnasses assortis à sa peau cuivrée.
Il paraît soucieux.
— Dites donc, monsieur le commissaire, ça va très mal, on dirait, non ?
Il brandit un baveux roulé en sceptre dans son poing. Une feuille d’ici, avec un titre à la con que je te fais cadeau.
Qu’entend-il par là, le lauréat du dernier prix Cognacq ?
— Qu’est-ce qui va mal, vieux Flamboyant ?
— Pour Bérurier.
Il me déroule ses tables de la loi. A la une, un grand titre et deux illustrations. La première est une photo de Hans Bergens, prise au temps des cerises ; la seconde, un dessin représentant Alexandre-Benoît Bérurier.
Nonobstant les images, l’article reste aveugle pour moi.
— Tu me résumes, mon biquet ; je ne comprends pas le patois d’ici.
— L’armateur Bergens a été assassiné ce matin par un homme dont voici le portrait robot.
— Béru ?
— Ça m’en a tout l’air. D’autant que dans l’article il est précisé que la police connaîtrait l’identité du meurtrier et qu’il s’agirait d’une personnalité française.
Je visse mon poing droit dans ma main gauche. L’ahuri ! En pleine vendetta ! Quelle bouffée de colère l’a entraîné à Amsterdam et l’a fait se précipiter chez l’armateur ? Lui fracasser le globe avec un appareil vidéo, c’est bien dans le style de mister Dulard ! L’autre devait persifler et il lui a pété le cigare, cet emporté.
Je me replace sur le plumard.
— Assieds-toi et traduis-moi ce putain d’article, Mathias !
Il le fait aussitôt. Tu sais qu’il lit le néerlandais comme toi les bulles de tes bédés ! Un cas !
Là-dedans, ça raconte comme quoi, this morninge, à l’heure d’ouverture des burlingues, un homme a téléphoné à M. Hans Bergens pour lui demander d’être reçu d’urgence. L’armateur a accepté et le gars s’est pointé peu après, un gros type, français, ne parlant aucune autre langue que la sienne. On l’a introduit chez M. Bergens. L’entrevue a été brève : une dizaine de minutes tout au plus, selon les familiers. Puis le gros homme est sorti comme un fou du bureau en claquant la porte.
Les « secrétaires » de Bergens ont eu un mauvais pressentiment et ont voulu prendre des nouvelles de leur patron. Celui-ci n’a pas répondu. La porte du bureau ne s’ouvrant que depuis l’intérieur, grâce à un système de sécurité particulièrement sophistiqué, il a fallu alerter la maison qui l’a posé. Un technicien a mis près d’une heure à ouvrir la porte. On a alors découvert l’armateur mort, le crâne fracassé. La police a immédiatement fait dresser et diffuser le portrait robot de l’assassin. Au moment où le journal mettait sous presse, on tenait des autorités que son identité était déjà connue et serait révélée en temps utile. Il s’agirait d’une personnalité politique française ayant fait tout récemment un voyage professionnel à Amsterdam.
L’homme a tenté, peu après son crime, de reprendre l’avion pour la France. Mais son portrait robot venait de tomber et la police de l’aéroport l’a interpellé et entendu. Mais au début de son interrogatoire, l’homme a mis K.-O. les quatre policiers présents dans la pièce et s’est enfui par la fenêtre. Un policier lui a tiré dessus et l’a blessé car on a retrouvé des taches de sang. Des barrages ont été aussitôt mis en place et toutes les forces de police se trouvent sur le pied de guerre.
L’Incendié laisse tomber le baveux.
— C’est tout, commissaire.
— C’est beaucoup ! Putain de Berthe ! Dans quel noir merdier ce gros connard s’est-il fourré ! Blessé ! Est-ce grave ? Qui peut le dire… Le voilà, l’ancien ministre, traqué comme un outlaw dans Amsterdam. Mais qu’est-ce qui lui a pris, tonnerre du ciel ! Il n’avait pas l’air revanchard lorsque je l’ai quitté. Au contraire, il paraissait presque fier de la performance de sa putasse d’épouse ! Si le Gros devait massacrer tous les matous qui se sont embourbés sa Baleine, ça serait un nouveau Hiroshima.
J’interromps ces stances pour tubophoner chez lui dans l’espoir que la douce Carmen s’y trouve encore et pourra éclairer ma lanterne (rouge).
Ça diguedouille un max et je m’apprête à raccrocher lorsqu’une voix fourbie à la chartreuse verte dégustation finit par répondre :
— Ouais, quoi ?
Je crois reconnaître l’admirable organe de la fausse dame Bérurier.
— Carmen ?
— C’est qui ?
— L’ami Sana, vous savez, le beau gosse qui a manigancé notre petit scénario.
— Ouais, je vous reconnais.
— M. Bérurier n’est pas auprès de vous, ma tendre enfant ?
— Non : l’est parti en Zollande par le dur de nuit.
— Ça l’a pris comment, cette bougeotte imprévue ?
— Hier soir, j’étais à l’établi, à lui tailler la troisième pipe de la soirée, et ça, je vous le recommande pour les maxillaires, avec le chibre du bonhomme ! Vous l’avez vu, son monument classé ?
— Nous avons été présentés au cours de parties qui n’étaient pas aussi fines qu’on le prétend ; alors ?
— Alors il a reçu un coup de grelot qui l’a rendu furax vu qu’il était arrivé au point de fusion. Il est allé causer au salon. Ça n’en finissait pas. Et puis il est revenu et m’a dit : « Finis-moi en catastrophe, la môme, faut que j’allasse faire un aller-retour à Amsterdam pour une urgerie extrêment urgente. Mais je serai là demain soir, rassure-toi ! » J’ai terminé sa mise à jour, il s’est fringué et il est parti ; depuis je suis sans nouvelles. Vous pensez qu’il va rentrer aujourd’hui ?
— Sûrement pas, je crains qu’il n’ait eu ce qu’on appelle un fâcheux contretemps.
— C’est dommage, je le trouve bon vivant. Cézigue, bite et kil de rouge même combat, hein ?
— Oui, c’est une nature réconfortante.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Restez chez lui jusqu’à nouvel ordre et continuez de jouer le rôle de l’épouse.
— Je me plume un peu, toute seule… Et puis j’aurais besoin d’aller au coiffeur pour ma couleur, j’ai mes racines qui redeviennent noires, alors que je suis teinte en auburn…
— Ça peut attendre quelques jours encore, reposez-vous, mignonne, et refaites-vous une virginité.
Elle éclate de rire.
— Avec le guiseau de M. le ministre, pour retrouver sa virginité, faudrait prendre des bains de siège de jus de citron jusqu’à la saint-glinglin.
On se quitte.
Mathias m’interroge de l’œil.
— On lui a téléphoné longuement hier, et à la suite de cet appel mystérieux, le Gros a sauté dans le train de nuit pour Amsterdam.
Mon ventre gargouille d’affamure, faut dire que j’ai déjeuné avec les anges. Mais je claperai une autre année, pour l’instant s’agit de retrouver mon pote et ça urge d’autant plus qu’il est blessé !
— On dirait que vous savez où aller, remarque Mathias en s’efforçant de calquer sa démarche sur la mienne.
C’est vrai que j’allonge ! Les mains aux poches, la tête en avant, alourdie par les tourments, je fonce.
La remarque du Rouquemoute me frappe de plein fouet. Sais-je où je me rends de cette vive allure ? Moi pas, mais mon instinct, oui. Alors qu’il me le dise, ce foutu cachottier. Hein ? Il va où, l’Antonio ? Quartier des putes ? Merci, j’avais remarqué, et pourquoi ? Pourquoi ? Mais parce que c’est le seul que Bérurier connaît. Nous y avons longuement déambulé. Ces ruelles aux vitrines alléchantes et aux éventaires à lécher doivent fatalement attirer l’espèce de goret lubrique. Carmen ne vient-elle pas de l’affirmer, elle, une pro : pour Béru, la bite et le kil de rouge même combat ! Traqué, blessé, il lui faut un refuge. Un coinceteau discret où il pourra se terrer et voir venir, tenter de m’alerter, c’est sûr. Un point d’ancrage possible m’obsède : le studio de la pute française qui m’a branché sur Marika et qui est sortie sur le pas de sa porte pour m’abreuver d’injures made in France. Non seulement il lui faut un terrier, à mon malheureux hyper-cornard, mais il a également besoin de pouvoir parler sa langue puisqu’il n’en connaît aucune autre. La virago de chez nous a dû s’imposer à son esprit au cours des instants critiques qu’il traverse, Alexandre-Benoît.