— Oui, Mathias, c’est vrai, je sais où je vais.
Bon, voici le quai. Je retrouve la maison de la môme Ninette. Ses rideaux sont tirés et aucune lumière ne brille derrière. Est-elle en « clientèle », à éponger un cavillon timide qui préfère se faire reluire dans les pénombres, si j’ose dire ?
On attend un bout de moment, en arpentant le front de prostitution. Le Rouillé doit être écarlate, vu sa pruderie, mais ça ne peut pas transparaître sur son visage couleur de tournesol. Il louche sur les beautés proposées aux mâles en tourment de cul et ses paupières palpitent, sa glotte yoyotte, ses lèvres carpent. Une hindoue somptueuse dans son sari vert et rouge le fascine particulièrement. Comment qu’il ferait un petit coup de contrecarre à sa mégère, le Rouquinos ! Qu’à force que toutes ses tringlées matrimoniales portent des fruits, il en a quine, l’artiste. L’aimerait fourrer un peu à tête de nœud reposée ; pas toujours opérer la cabriole de la truite avant de disjoncter pour s’éviter un chiare de mieux ! Eternuer dans son mouchoir, c’est p’t’être plus poli, mais ça t’éponge pas franchement le glandulaire.
— Si tu veux aller limer cette jolie grand-mère, je t’offre la passe, je lui fais-je.
Il s’étrangle.
— Oh ! monsieur le commissaire ! Je suis marié !
Bon, d’ac, il est marida.
— Comme tu veux, mon lapin.
Je retourne devant la vitrine de la Française teigneuse. Toujours fermaga.
— C’est peut-être son jour de fermeture ? hypothèse Mathias.
Moi, tu te rappelles, mon sixième sens, Hortense ?
Plus je gamberge, plus je me persuade que Sa Majesté traquée est venue chercher un gîte provisoire chez sa compatriote. Alors je pénètre dans l’immeuble et vais toquer à la lourde de la donzelle.
Silence.
Je frappe alors d’une manière particulière, c’est-à-dire que j’interprète à la percussion pure et simple l’air des Matelassiers si cher au Gros.
Aucun résultat. Alors, aux grands maux les grands remèdes : à moi, sésame.
Cric, crac, croc !
Si vous voudriez bien vous donner Le Pen (ou le pêne) d’entrer !
Je retrouve le niais studio, son parfum outrageant pour les narines subtiles, ses conneries pseudo décoratives, et même sa locataire.
Elle est allongée sur son cosy-corner de travail, saucissonnée et bâillonnée de telle manière que seul un grand pro a pu l’opérer. Son regard est resté libre et ce qu’il contient de fureur suffirait à motiver la charge des cuirassiers de Reischoffen.
Je lui adresse un petit signe aimable et je passe dans la seconde partie de la pièce, laquelle sert de cuisine-salle à manger. Une masse sombre en occupe toute la superficie. Le choc ! Il s’agit de Bérurier, inanimé, sanglant. Il est pâle, garde la bouche ouverte comme un mort ou un jeu de grenouille, la paupière baissée incomplètement. Nous tombons à genoux de ses part et d’autre, Mathias et moi, nos mains se rencontrent sur la poitrine d’Alexandre-Benoît telles les épées des familiers de César dans celle de ce dernier.
Le cœur est toujours de garde. J’écarte les pans de son veston et découvre que la chemise de mon immense ami est entièrement rouge. La balle du flic a dû lui soutirer un litre de raisin.
Mathias, qui a fait des études médicales, entre autres, dévêt le Mastar pour examiner la blessure de près.
Il grimace.
— Sous l’omoplate, à quelques centimètres du cœur, commissaire. Il faut le transporter d’urgence en réanimation.
Je me redresse.
— C’est la fin des haricots, si on l’hospitalise.
— Si on ne le fait pas, il va mourir ! La vie est le choix du moindre mal.
« Ça, c’est de moi », pensé-je, car je tiens à ma propriété littéraire.
Accablé, je reviens vers la pute et lui défais son bâillon. La voilà en pleine beuglante, tout de suite. Fissa, je plaque ma dextre sur son moulin à déconne.
— Boucle-la, môme, sinon je te remets ta muselière !
Mon ton, mon regard, mon geste brutal lui intiment la prudence. D’un battement de cils, elle me signale qu’elle est coopérante.
Je retire ma pogne.
— Avant d’aller plus loin, ma jolie, regarde ça.
Je lui montre mon éternelle carte professionnelle qu’heureusement qu’elle est plastifiée, mon vieux, parce qu’à force elle ressemblerait à du chouinegomme mâchouillé.
— T’es française, ma gosse. Je te demande de te le rappeler et d’aider ton pays. Il se passe des trucs capitaux, nous avons besoin de ta discrétion.
Je m’interromps car Mathias est en train de bigophoner à un hôpital, l’annuaire téléphonique à la main. Il jacte en cacaotien pour demander d’urgence une voiture équipée d’un matériel de réanimation. Puis il raccroche.
— Le pouls faiblit, m’annonce-t-il, très crispé.
— Prie ! lui enjoins-je, puisque tu as de la religion avec la manière de t’en servir. Et associe-moi à ta requête.
Puis, à la môme, tout en la libérant de ses liens :
— T’es d’ac pour t’écraser à propos du blessé ? On t’en saura gré, espère.
Elle opine.
— Maintenant, raconte.
— Quoi ?
— Tout : son arrivée, ce qu’il a dit, ce qu’il a fait ?
— Ce qu’il a fait, vous le voyez bien ! renaude la prostipute.
— Je t’écoute ! m’impatienté-je. Fais vite, on doit se casser avant l’arrivée des brancardiers.
— Ben, ce gros mec s’est pointé. J’ai cru que c’était un clille. Pourtant il était bizarre. Il parlait comme un mec qu’est gelé. Il m’a dit qu’il était français et qu’il me savait française aussi. Il avait besoin de secours car on l’avait flanqué dans une béchamel monstre, allant jusqu’à le flinguer comme un garenne. Il a ouvert sa veste. Il pissait le sang. Je me suis mise à hurler. Alors il m’a allongé d’un ramponneau sauvage, malgré sa faiblesse. Le temps que je sorte des vapes, il finissait de me ligoter. Il paraissait de plus en plus vaseux. Il m’a dit : « Pardon, ma loute, mais crois-moi, j’ai absolument rien fait de mal. Ils m’ont poivré dans un tour d’à l’œil ; faut que je m’en sorte. T’as sûrement un petit coup d’remontant, non ? » Il est allé de l’autre côté, et j’ai entendu un grand bruit : il venait de s’écrouler comme un bœuf à l’abattoir.
— Il t’a dit qu’il n’avait rien fait ? insisté-je.
— Oui.
Elle réfléchit et affirme :
— Il avait l’air sincère.
— Merci. Nous on se tire. Les poulets vont bientôt radiner, tu diras que ce mec est venu parce qu’il avait vu ton écriteau dans ta vitrine. « Ici on cause français. » Il était grièvement blessé, il t’a demandé de l’aide et s’est écroulé. Ne parle pas de son coup de poing, et de ton ficelage. Pour le coup de grelot à l’hôpital, comme tu ne jactes pas bien le néerlandais, t’as demandé à un passant de prévenir. A la revoyure, petite et affure un max.