Juste qu’on arrive au tournant du quai, une ambulance s’annonce à fond de ballon, toute sirène déchaîné : « Saint Alexandre et saint Benoît ne jouez pas aux cons : sauvez le Gravos. Amen ! »
VIII
RIEN NE VAUT L’ACTION. LE SILENCE ET LA PEUR
Deux gaziers jactaient à la téloche. Un zig qu’en interviewait un autre. Le questionné prenait un air vachement pénétré, comme s’il était convaincu jusqu’à l’oigne que ce qu’il balançait était de la plus haute importance.
— Que dit-il ? demandai-je à Mathias.
Le Rouquin écouta un instant.
— C’est un grand écrivain néerlandais. Il parle de la mort.
— Alors c’est que l’émission va bientôt finir. Il va lâcher un truc bien modulé et ils finiront par un plan fixe, manière d’en prolonger la résonance ; la mort, c’est la dernière question des interviewers.
Je n’attendis pas que se confirme mon pronostic et coupai le sifflet du génie batave. Qu’ensuite je décrochai mon bigophone pour appeler l’Elysée.
Il est incourant qu’un simple commissaire puisse demander de parler à son président de la République. Un concours de circonstances heureuses et ma forte personnalité me permettent d’obtenir pareille faveur.
Le César de la petite Gaule me prit très vite en ligne et sa voix caressante de marchand de tapis en gros me fut décernée à l’ordre du jour.
— Quel bon vent, cher ami ?
— Ce serait plutôt un typhon, monsieur le président.
Je lui relatai, le plus brièvement de mon mieux, les dernières périphéries de l’affaire Berthe Bérurier. Le Monarque m’écouta comme un prêtre, en son confessionnal, écoute tes chienneries miséreuses, silencieusement, conservant ses réactions pour après.
Elles vinrent, sans éclat, d’un ton uni :
— Seigneur, comme je fus mal inspiré d’offrir un portefeuille à ce fâcheux obèse. On ne se méfie pas suffisamment des sanguins, San-Antonio. On les croit gentils et ce sont les pires. Leur amour du cassoulet inspire confiance, mais leurs flatulences sont nocives. Bon, nous voici donc avec un nouveau scandale sur les bras. Mon ancien ministre meurtrier. Cela fait riche dans la noce.
— Justement, monsieur le président : il convient d’empêcher cela !
— Et comment, commissaire ? Ces Hollandais qui ont l’air tellement cons sur nos routes au volant de leur camping-car, sont les pires charognards de l’Europe. Vous parlez s’ils vont se régaler.
— Monsieur le président : Bérurier est victime d’une monstrueuse machination. Je me fais fort de le démontrer, mais il me faut un peu de temps. Intervenez au plus haut niveau pour qu’on muselle la presse néerlandaise.
— Vous plaisantez, commissaire. Aucune presse d’un pays libre n’est muselable.
— Pour les besoins de l’enquête on doit taire le nom de l’assassin présumé de cet armateur ! Ils nous vendent bien quelque chose, les Hollandais, non ? Les Nouveaux-Zélandais, c’était du mouton ; eux ça doit être du cacao ou des postes de télé, voire du fromage de Hollande. Qu’on leur mette la clé du marché en main !
Paroles outrepasseuses, intonations impertinentes. Le président se fâche d’un coup de gosier de force cinq.
— Dites-moi, commissaire, vous n’allez tout de même pas m’apprendre à régner par téléphone !
— Je vous livre seulement ma pensée, monsieur le…
Il a raccroché.
Le Rouquin n’en croit pas ses baffles.
— Comme vous y allez, commissaire !
— Si je « n’y vais pas », qui d’autre « ira », Rouquemoute ? C’est un service à lui rendre à Néron (ni carré, ni pointu). Au milieu de ses yes-men, il tourne prélat. On le lèche, le loue, l’oint. Encore un petit peu de pommade par ici, M. Monseigneur. Et une petite langue par là, juste dans le pli, si vous permettez. Merde, à la fin !
— Dommage ! Vous voilà brouillés, maintenant ! déplore mon excellent collaborateur.
— On ne se brouille pas avec le président de sa République, Mathias ; tout au plus est-on en disgrâce, ce qui est le lot de tout favori. L’essentiel est qu’il fasse droit à ma requête.
— Vous espérez encore ?
— Je suis certain qu’il est en train d’agir, car c’est son intérêt. Il faut toujours faire passer ton propre intérêt par celui des autres si tu veux pouvoir compter sur eux. Cela dit, ne nous faisons pas d’illuses : il va nous gagner vingt-quatre heures tout au plus, à nous d’en tirer parti.
— Vous avez un plan ?
— Un seul, ce serait trop beau, Rouillé, hélas j’en ai plusieurs.
Et je nous sers deux whiskies carabinés pour nous donner un coup de fouet. Assis dans un fauteuil, les pieds sur le plumard (excellent pour la circulation), je démarre.
— Si ma femme vous voyait avec vos chaussures sur le lit, ne peut se retenir de murmurer Mathias avec un frisson d’effroi.
Il ajoute :
— Il est vrai que nous sommes à l’hôtel.
Réflexion éminemment française. A l’hôtel, nous autres les Martin, Dupont, nous nous mouchons dans les nappes, déposons nos crottes de nez sur les abat-jour de velours et cirons nos pompes avec les rideaux brochés, sans parler des cigares que nous écrasons sur la moquette !
— Je formule plusieurs hypothèses, dis-je à l’aîné de mes soucis (il en a la couleur), nous allons donc commencer par la première.
La nuit venue, toutes les villes se ressemblent lorsque tu les contemples de haut ; que tu sois à Helsinki ou à Abu-Dhabi, c’est toujours un foisonnement de lumières coupées du tracé régulier des voies principales, plus lumineuses que le reste.
Planté devant la baie vitrée de ma chambre, j’attends des nouvelles du Rouillé. Je ronge mon frein et mon chanfrein car, pour l’homme d’action (et d’obligations) que je suis, il n’est rien de plus constipant que de ne pouvoir agir soi-même. L’action des autres me semble chaque fois aléatoire et susceptible d’échouer, alors que je crois en la mienne.
L’entrave de la langue ! Comment veux-tu questionner un portier, un chauffeur de taxi, une concierge ou un nettoyeur de carreaux ?
Bon, ces Bataves de mes chères deux à manche bredouillent souvent une vraie langue pour essayer de compenser leur idiome, il n’empêche que tu ne peux soutirer les épanchements d’un tordu qu’en s’adressant directo à son entendement.
Alors je compte les lumières d’Amsterdam pour passer le temps. J’en suis à trois millions six cent quarante-neuf mille six cent trente-trois quand, croyant m’être gouré, je reprends tout par le zébu. Et puis voilà le turlu qui m’appelle et je fonce répondre à Mathias.
Car c’est lui.
Ça ne peut qu’être lui, le chéri fluorescent.
— Ça a marché, commissaire, exulte mon précieux. Elle m’a donné rendez-vous au Miss Victis, un bar chic de Mandibüle Krackziboume.
— Quand ?
— Dans une heure.
— Parfait. Tu vas me la manœuvrer de première, Blondinet ; je compte sur toi.
— Vous pouvez !
Il raccroche.
Me voici tout piaffeur, hennissant presque d’impatience. L’action ! La chère action ! J’en veux, j’en redemande. L’action, c’est le mouvement, donc l’antimort, quand bien même elle y conduit parfois.
Je farfouille dans mes bagages, ouvre le double fond de ma valoche, sélectionne mon petit matériel particulier. Tête froide. Thermolactyl ! Méthode. Je me prépare à l’assaut. Que ça pète ou casse, tant pis.