— Do you speak english ? je lui demande.
Il négate.
— Deutsch ?
Il acquiesce (à savon, évidemment).
Va pour cet idiome. Le gars continue de languer ses ratiches. Après celles du haut, il dénombre celles du bas.
Y en manque pas, mais ça branle au manche.
— Tu te feras faire un damier complet, lui conseillé-je. Comme ça, pendant quelques jours t’auras les dents propres. Tu venais faire quoi, mon grand ?
Il me fixe avec angoisse, sans répondre. Il vient d’apercevoir les trois gisants et comprend qu’il y a une voie d’eau dans la cale. Il n’a pas l’air d’un intellectuel surmené, pourtant il sait interpréter les signes et lui, quand il découvre trois personnes K.-O., ligotées serré, il en tire la conclusion que tout ne marche pas si bien que ça dans le plus dégueulasse des mondes.
Je les lui désigne :
— Ils n’avaient pas l’air de mon avis, tu comprends ?
Je tire un flingue de ma ceinture et joue au cove-bois en le faisant tourniquer au bout de mon index.
— Pourquoi disais-tu que tu es venu ?
L’extrémité du canon vient se loger dans son oreille, gauche.
— T’entends le bruit de la mort, fiston ? Kif celui de la mer dans un coquillage !
Je lui place, pour l’achever, mon couplet philosophique :
— T’as peur de la mort, toi ? Non, hein ? Moi non plus. La seule chose qui me gêne c’est ce gros tas de viande dégueulasse qu’on laisse aux autres en s’en allant. Ils sont obligés de composer avec. Ils la chouchoutent, la mignardent, l’encensent ; n’empêche qu’elle est lourde et malodorante et qu’ils ont vachement hâte d’aller la balancer au fond d’un trou profond. T’es marié, Vincent ? Oui ? Et t’as fait souche ? Les pauvres ! Ben pense à eux et dis-moi ce que tu viens fiche ici.
Alors il dégoise. Sa voix est perchée sur la plus haute branche de son larynx ; cézigue, quand il en pousse une, il doit être capable de grimper jusqu’à l’ut dièse.
— Je suis venu chercher le corps.
— Quel corps ? frémis-je, pensant à Bérurier, ce géant de la connerie universelle.
— Celui qui est en bas.
Je bondis pire qu’un kangourou, sauf que je ne prends pas appui sur ma queue.
— En bas !
Je cherche un escalier descendant (car il existe deux sortes d’escaliers bien distinctes : les montants et les descendants). Comme je n’en vois pas dans le studio, je reviens à l’homme-belette.
— Où ?
Il me montre le grand tapis étalé au centre du local. J’empresse de le rouler et une trappe m’apparaît, carrelée comme le reste de la pièce.
N’apercevant pas de poignée, je demande au croque-mort fleuriste comme elle s’ouvre. Il me désigne deux boutons, l’un rouge, l’autre noir, placés près de la cheminée.
J’appuie sur le rouge et la trappe se soulève, mue par un système à crémaillère fonctionnant électriquement. Le fameux escalier descendant se présente alors à moi et en 17 degrés me conduit à un département que j’appellerai morgue-geôle puisqu’il recèle un cadavre et un prisonnier. Le cadavre est celui de Fräulein Elsi Van Tauzensher, horriblement mutilé car on lui a fait le grand jeu avant qu’elle ne décède ; le prisonnier est un certain Alexandre-Benoît Bérurier. Pas brillant, amaigri, le teint plus plombé qu’un fourgon postal, le regard jaunasse.
— T’as fait long, soupire l’Enflure. Jusque-z’alors tu m’avais habitué z’à mieux.
Car, pour cet être exquis, la reconnaissance n’est pas une vertu cardinale.
XI
LE VOYAGE INSENSÉ. L’ARRIVÉE FOLLE. LA RÉBELLION DÉMONIAQUE
Le « livreur » donne quelques petits coups de klaxon légers et le vieux crabe qui a ouvert à Gerda naguère, pour lui permettre d’entrer, ouvre au « fleuriste » maintenant pour lui permettre de sortir.
— A propos, demandé-je à ce dernier, une fois le portail franchi, elle appartient à qui, cette masure ?
— Au chef de la police.
— Il doit être bien payé, apprécié-je. Et puis quel confort ! C’est rare les flics qui possèdent leur propre prison et leur propre morgue.
— Où allons-nous ? coupe l’homme.
— L’autoroute sud, mon brave. Et tâche de piloter impec, sans commettre d’infractions. Une bavure et je te promets une crise de coliques de plomb pas bégueule.
Pour lui signifier la réalité, je vrille le canon de mon feu dans sa hanche. C’est classique mais ça prend toujours. Tout homme redoute le contact sur sa chair d’un engin de mort. D’autant que ce mec n’est pas un Bayard. Il cantonne dans les sous-fifreries, lui. Manutentions macabres, à la rigueur, mais il n’est pas volontaire pour escalader les barricades.
— C’est comment ton nom ?
— Ernst.
— Tu travailles pour qui ?
Comme il tarde à répondre, je lui file une secouée dans le foie avec mon arme.
— Répète, j’al pas entendu !
— Le Consortium.
Ils en ont plein le bec de leur Consortium, les Amsterdamers. Un mot qui paraît les impressionner. Mot anglais, du latin association, signifiant « groupement d’entreprises ». Doivent être un peu louches, les entreprises de ces entreprises-là, fiston !
— Et c’est quoi, ton job ?
— Livraisons.
— Dans le cas présent, t’allais pas livrer, t’allais chercher.
— Oui, c’est vrai.
— Et où devais-tu l’emporter, le cadavre de la dame ?
— Dans une usine, pour l’incinérer.
— Sympa.
— Pratique.
— T’en charries beaucoup ?
— Ça arrive.
On sort de la ville. Il roule peinard. Pas téméraire, que je te dis. Soucieux de se tirer à la verticale du méchant coup fourré.
— Elle est loin, l’usine d’incinération ?
— Cinquante kilomètres.
— Et le petit barbe-cul terminé, c’était quoi ton programme, frérot ?
— Je rentrais chez moi.
— Avec cette camionnette ?
— Oui, parce que j’habite près de l’usine.
Bonno. Les employeurs de la Belette ne s’inquiéteront pas d’elle avant demain, donc nous avons la nuit devant nous. J’entrevois l’embellie, mézigue. Grosse comme le palais de Chaillot.
On roule maintenant dans la campagne. Les champs de tulipes s’étendent à l’infini, quadrilatères aux couleurs variées, composant le plus wonderful des patchworks. Mes pensées roulent à bonne allure, elles aussi. Pour les réaliser, faut attendre la noye.
— Dis voir, Burnecreuse, les tulipes on en trouve jusqu’à la frontière belgium ?
— Oui, pourquoi ?
Je souris.
— Je t’expliquerai plus tard, mon chéri.
Je fais coulisser la vitre me séparant de l’intérieur du véhicule où mes quatre voyageurs sont alignés. Seul Béru, qui est en first, a droit à des couvrantes et des coussins.
— Tu vas, le Gros ?
— Soif ! J’m’f’rais bien une bibine. Ces mecs, y sont cons, mais y z’ont d’la bonne bière.
— T’es cap de braquer notre taxi-driver pendant que j’irai dans un bar ?
— J’sus même cap’ d’lu défourailler contre.
— Alors je t’arrangerai ta soif au prochain troquet.
Il émet un soupir de pré-jouissance.
— J’admets qu’tu f’rais un bon nain firmier, dit-il.
La nuit venue, à ma demande pressante, la Belette rousse largue l’autoroute pour s’engager dans des chemins de terre rectilignes qui quadrillent les plantations de tulipes.