Je passe dans la salle à manger où mes pensionnaires gisent à même la moquette râpée. Les deux hommes, enchaînés au tuyau du chauffage central, comme il se doit, poussent des mines sinistros. Gerda est très pâle et elle geint, bien que sa blessure au côté ne me paraisse pas trop grave. La balle est ressortie après avoir provoqué une forte entaille dans la chair. J’ai désinfecté la plaie de mon mieux et lui ai posé un pansement digne d’un professionnel.
Bien entendu, Pinaud dort dans un fauteuil voltaire. Quant à Poilala, excité par ce rôle de garde-chiourme, il va d’un prisonnier à l’autre, leur shootant dans les miches sans raison, juste pour établir, puis maintenir, une autorité qu’onc ne lui conteste.
— On va demander à Bérénice de nous préparer du café, annoncé-je à mes équipiers. Pinaud va aller chercher des croissants. Vous en prenez combien, Poilala ?
— Six, monsieur le commissaire, mais je préférerais des brioches.
Je tire Baderne-Baderne de sa somnolence endémique et lui tends les clés de la fourgonnette.
— Tu vas prendre la camionnette de fleuriste, immatriculée Hollande, stationnée à quelques mètres de la porte cochère et tu iras la foutre quelque part, assez loin d’ici, César. Ensuite tu achèteras un monceau de brioches et de croissants frais et tu prendras un taxi pour te rapatrier. Cette mission délicate est-elle dans tes cordes ?
— J’en viendrai à bout ! promet-il en frappant du talon pour marquer sa farouche détermination.
Il part.
Le logis des Béru est plein d’odeurs lourdes et d’une ambiance de veillée d’armes. Atmosphère angoissante. Je te propose l’image du baril de poudre sur lequel tu es assis tandis qu’un long cordon qui bique aussi fort que moi apporte, immobile, la petite flamme fatale.
Ça doit remuer ferme à Amsterdam. Mes ennemis sont puissants. Je suis désavoué par mon chef et je me cache en compagnie des forbans que j’ai neutralisés mais qui ont le droit pour eux. Ça va où, ça ?
Et puis il y a cette invitation apportée à Mme Bérurier. Elle cache quoi ? Quelqu’un se promet-il de la virguler par-dessus la rambarde de la tour Eiffel ? A quoi bon ? Il était facile de la planter chez elle.
Je regarde ma tocante. Mathias ne va plus tarder. Je lui ai demandé de nous rejoindre car j’ai besoin de ses dons d’interprète. J’entends questionner mes lascars séparément et dans leur langue. M’est avis qu’après ces tribulations ils doivent être à point.
Sinon ils ne le seront jamais !
XII
ET SI LA TOUR FAISAIT UN TOUR ?
Ça m’incommode toujours d’entendre baragouiner une langue que je ne comprends pas. Notion d’impuissance. La pire que puisse avoir un homme d’action. J’observe avidement les expressions des interlocuteurs aux prises, tendant l’oreille à leurs inflexions et essayant désespérément de saisir les nuances, les cillements, les regards dérobés. Mais ces syllabes qui traversent mes tympans sans les impressionner me filent rapidement mal au cœur.
Pourvu que le trio s’affale ! Pourvu qu’il puisse nous éclairer un grand coup ! Je sens bien que quelque chose se noue, de grave, de déterminant ; quelque chose qui méritait qu’on mette sur pied tout ce micmac.
J’écoute Mathias, le docte, le sage, l’érudit, l’inépuisable. Mathias le Savant ! Il a tout appris, ce rouquin de mes deux ! Tout assimilé, n’importe la matière. Ses connaissances sont plus vastes que l’empire de Charles Quint. Il règne sur le Savoir comme Gorba-le-Chef sur l’Oignon soviétique ; panacée rouge et universelle.
— Alors ?
Il est en train d’entreprendre la fille, n’ayant rien obtenu de positif avec les deux gorilles.
— Elle n’en sait pas davantage que ses petits copains, commissaire, soupire-t-il très vite.
— Ils n’ont aucune idée de ce qui a pu motiver le rapt de la mère Bérurier, son viol collectif dûment filmé ? Ils n’ont pas la moindre idée de ce que Hans Bergens et son complice pensaient exiger du ministre ?
Le Rouillé lève des bras de plainte, comme le moulin de Verhaeren, tournant au fond du soir.
— Ils n’étaient pas dans la confidence. Ce sont des exécutants, commissaire, des hommes de main. La fille était attachée aux services parallèles de Krül. Elle vous a suivi depuis l’hôtel de police, ayant pour mission de vous neutraliser au moment de votre embarquement. Elle devait, avant que vous ne fussiez appelé à bord, vous piquer discrètement avec une aiguille contenant du curare. Celle-là même… (Il me montre un minuscule tube de métal pareil à ceux qui contiennent des recharges pour mine de crayon.) Elle vous piquait dans la foule et jamais vous n’auriez revu Paris. Vous pensez bien que puisqu’elle consent à passer de tels aveux, elle répondrait à vos autres questions si elle le pouvait.
— Alors, disons-le : chou blanc ?
— Hélas.
J’appelle Poilala.
— Besoin de moi pour un passage à tabac ? s’inquiète-t-il, plein d’appétit. A mes débuts, c’était la seule méthode employée dans les interrogatoires et elle donnait des résultats. On n’a jamais refait mieux depuis, commissaire, demandez à Béru. A force d’à force, ils ont invertébré la police avec leurs droits du prévenu, ceci, cela !
— Pour l’instant, réenchaînez ces messieurs et cette dame dans la salle à manger, mon bon brigadier.
— Vous pensez vraiment pas qu’une petite torgnole sur les testicules donnerait aux hommes envie de chanter et qu’un manche à balai bien placé pour la petite médème lui serait salutaire ?
Je hausse les épaules.
— Je crains fort qu’ils ignorent ce que nous souhaitons apprendre.
— Vous le craignez, mais en êtes-vous sûr ?
— A peu près.
Avec un soupir de regret, le père Fouettard reprend en charge les prisonniers et nous nous retrouvons en tête à tête dans la cuisine, Mathias et moi.
— Qu’allez-vous faire d’eux ? s’inquiète-t-il.
— Je n’en sais fichtre rien, avoué-je.
— Vous ne pouvez pas les séquestrer ad vitam aeternam !
— Je sais bien.
— Puisque le dirlo ne veut pas entendre parler d’une arrestation, il n’y a pas d’autre solution que de les relâcher.
— Et ils iront réclamer vengeance auprès de Hieronymus Krül ; lequel, sûr de sa position de force, déclenchera un patacaisse international contre nous !
— Alors ?
— Alors, rien. Je les garde encore pour l’instant.
La Pine se pointe, chargé de croissants et brioches odorants.
— J’ai abandonné la voiture à Péreire, déclare-t-il. Et je ne trouvais pas de taxi pour rentrer.
Bérénice refait du caoua en bac. Le jour est gris, pas bandant. Une torpeur annonciatrice de fin du monde nous accable.
— Il faut que nous trouvions réponse à ces questions, déclaré-je tout à coup. Il le faut absolument. Nos cerveaux, la chose est connue, ne fonctionnent qu’à cinq pour cent de leurs possibilités. Ne peut-on les stimuler pour faire grimper la barre ! Mathias, toi qui es un surdoué mensualisé, insuffle-moi le fluide magique qui me permettra de lire ce qui est encore invisible !
Il sourit pâle.
— Vous m’en demandez trop, commissaire.
Pour la énième fois (environ), je reprends tout haut les données fondamentales de ce problème.
— Bérurier, ministre, allait participer à une conférence d’Interpol. Sa bergère décide de l’accompagner pour visiter les quartiers chauds d’Amsterdam. Les billets d’avion, l’hôtel, ont été retenus plusieurs jours à l’avance, donc « nos gens d’Amsterdam » étaient au courant de cette visite marginale. Ils filent la Baleine depuis sa descente d’avion, l’abordent lorsqu’elle est sur le quai aux putes, lui proposent la botte, ce qu’elle accepte sans coup férir. A la faveur de la partouze qui s’ensuit, on la flashe, puis la kidnappe. Des photos sont adressées à l’époux en même temps qu’un avertissement : s’il veut récupérer bobonne, il va devoir passer par les conditions qui lui seront dictées. Fin de la première partie.