Выбрать главу

— Voici comment. Votre Ligue peut accueillir de nouveaux membres, ce que vous avez déjà prouvé en accueillant les Tisseurs-de-Chemises, les Shawnees, les Choctaws et les Chickasaws. Vous devriez inviter toutes les nations voisines de la vôtre à vous rejoindre, puis leur inculquer votre façon de vivre, et leur apprendre le danger que représente la grande île. Chaque nation apportera son savoir-faire et son dévouement à la cause de cette île. Si vous vous unissez, les envahisseurs ne pourront jamais pénétrer plus avant, dans les profondeurs de la grande forêt – qui, même sans opposition, est déjà difficile à pénétrer.

» Enfin, et surtout, il faut que vous appreniez vous aussi à fabriquer des fusils.

La foule l’écoutait à présent avec une attention toute particulière. L’un des sachems se leva, afin que tous puissent voir le mousquet qu’il tenait à la main, et qu’il avait trouvé sur le rivage. Ossature de bois, long canon de métal, détente de métal, et chien muni d’un silex. Il brillait d’une lueur orangée, presque surnaturelle, dans la lumière du feu. Le canon du fusil jetait de tremblants reflets sur leurs visages, comme pour leur dire : « Je suis né, personne ne m’a fabriqué. »

Mais Delouest le montra du doigt.

— Oui. Comme ça. Cela demande moins de travail que n’importe lequel de vos paniers. Le métal vient de pierres broyées que l’on fait chauffer. Les pots et les moules qui servent à contenir le métal fondu sont eux aussi en métal ; mais en un métal plus dur, et qui ne fondra plus. Ou en terre. Même chose pour le canon : il suffit, pour l’obtenir, de faire couler du métal autour d’un bâton de métal solide. On fait chauffer le feu à l’aide de charbon et de houille ; la flamme est attisée par des soufflets. On peut aussi construire un moulin, dont la roue, grâce au courant d’un fleuve, fera se lever et s’abaisser un soufflet si puissant qu’une centaine d’hommes devraient travailler ensemble pour l’actionner.

Il commença alors à décrire un processus, dans sa langue natale. Un quelque chose faisait quelque chose qui actionnait un autre quelque chose. Il illustrait son propos en soufflant sur la braise d’une branche qu’il tenait devant sa bouche, jusqu’à ce qu’elle s’enflamme.

— Les soufflets sont comme des sacs en peau de daim, que l’on comprime de façon répétée à l’aide de mains de bois : des plaques en bois articulées à l’aide de charnières, dit-il en battant vigoureusement des mains. Ce mécanisme peut être actionné grâce au fleuve. D’ailleurs tout pourrait être fait très facilement en exploitant la force des eaux qui nous environnent. Le pouvoir du fleuve sera enfin vôtre. C’est vous qui commanderez à la puissance du Niagara. Vous pourrez faire des disques métalliques, à bords dentelés, et utiliser l’énergie du fleuve pour découper n’importe quel arbre comme si c’était une branche, en faire des planches, vous bâtir des bateaux, des maisons. La forêt couvre toute la moitié est de l’île de la Tortue, fit-il avec un large geste du bras. Des arbres en quantité infinie. Vous pourriez tout faire. De grands navires pour franchir les océans, afin d’apporter la guerre sur leurs propres terres. Tout. Vous pourriez voguer jusque chez eux, et demander aux habitants ce qu’ils préfèrent : être les esclaves d’un empereur, ou bien faire partie d’une grande congrégation de tribus ? Tout, je vous dis !

Delouest s’arrêta, le temps d’une autre bouffée. Le Gardien du Wampum profita de cette occasion pour dire :

— Tu ne parles que de guerres et de batailles. Mais les étrangers établis sur nos côtes se sont montrés amicaux, avides de nous connaître. Ils font du commerce, nous donnent des fusils contre des fourrures. Ils ne nous tirent pas dessus, ils n’ont pas peur de nous. Ils parlent de leur Dieu comme s’il ne nous concernait pas.

Delouest se frotta le menton.

— Et cela continuera, jusqu’au jour où vous vous réveillerez, et vous apercevrez qu’il n’y a autour de vous que des étrangers, dans vos vallées, avec des forts sur vos collines. Ils insisteront pour posséder la terre qu’ils cultivent et la revendiqueront comme si c’était leur propre pot à tabac, prêts à tirer sur tous ceux qui viendront y chasser, ou y couper un arbre. À ce moment-là, ils diront que leurs lois l’emportent sur les vôtres, parce qu’ils sont plus nombreux, et qu’ils ont plus de fusils. Alors ils auront des gardes armés en permanence, prêts à combattre pour eux, partout dans le monde. Vous serez contraints d’abandonner cette terre, et de partir vers le nord, laissant à jamais derrière vous ce pays, le plus haut qui soit en ce monde.

Il se redressa de toute sa taille et leva la main, afin que tous voient à quel point cette terre était haute. Beaucoup rirent en dépit de leur consternation. Ils l’avaient vu aspirer trois ou quatre profondes bouffées de la pipe, et ils avaient maintenant eux aussi fumé, au moins une fois. Alors ils savaient bien à quelle hauteur il planait. Il était parti et bien parti. C’était clair. Il se mit à parler comme s’il était très loin, perdu en lui-même, ou carrément dans les étoiles.

— Ils apporteront des maladies. Beaucoup d’entre vous mourront, terrassés par la fièvre, ou des affections surgies de nulle part, qui se répandront d’une personne à l’autre. La maladie vous détruira de l’intérieur, elle vous rongera de partout, comme le gui. De petits parasites, dans vos corps, de grands parasites, à l’extérieur, des gens qui vivent de votre travail alors même qu’ils sont de l’autre côté du monde, vous obligeant à travailler pour eux sous la menace de leurs fusils, et de leurs lois. Des lois pareilles au gui ! Tout ça pour garantir une vie de luxe à des empereurs, partout dans le monde. Et il y en aura tant qu’elles finiront par détruire tous les arbres de la forêt.

Il prit une profonde inspiration et remua la tête comme un jeune chiot pour chasser ce cauchemar.

— Parfait ! cria-t-il. Ainsi soit-il ! Vivez comme si vous étiez déjà morts ! Vivez comme si vous étiez des guerriers déjà faits prisonniers ! Vous ne comprenez pas ? Les étrangers sur vos côtes doivent être combattus, et refoulés dans un port, si vous pouvez. De toute façon la guerre viendra, quoi que vous fassiez. Mais plus tard elle viendra, mieux vous pourrez vous y préparer, et plus vous aurez de chances de la gagner. Défendre sa maison est plus facile que conquérir l’autre bout de la Terre, après tout. Donc nous pouvons réussir ! En tout cas, nous devons essayer, pour toutes les générations qui nous succéderont !

Encore une longue bouffée, suivie d’un nuage de fumée.

— D’où les fusils ! Des gros, des petits ! Et de la poudre. Des scieries. Des chevaux. Rien qu’avec ça, nous pouvons nous en sortir. Nous échangerons nos informations en tapant sur des troncs creux. Chaque sonorité de notre langue aura son équivalent sur le bois. Taper sur un tronc, c’est communiquer. C’est facile. On peut parler ainsi sans jamais s’arrêter, et sur de grandes distances, pendant de longs moments, quel que soit le lieu où se trouvent celui qui parle et celui qui écoute. Partout dans le monde des gens communiquent ainsi. Écoutez, votre île est isolée des autres par des mers si grandes que vous vivez dans un autre monde depuis l’aube des temps, depuis que le Grand Esprit a créé les gens. Mais à présent les autres arrivent ! Pour leur résister, vous n’avez que votre intelligence, votre imagination, votre courage, et les lois qui régissent vos nations, comme la trame et la chaîne de vos paniers. Grâce à elles, vous êtes beaucoup plus forts que n’importe quel boisseau de roseaux. Plus forts que des fusils !

Tout à coup, il leva les yeux, et cria en direction des étoiles de l’est :

— Plus forts que des fusils !