Mais les shamans étaient connus pour le courage avec lequel ils relevaient de tels défis, et la foule regarda les javelots de lumière qui saillaient par les fentes des murs d’écorce de la maison des ossements. La lumière bougeait au gré des mouvements de Delouest, qui promenait sa torche çà et là. C’est alors qu’un long cri sortit de sa bouche, cri qui devint hurlement, « Aaaaaaah ! », alors qu’il émergeait de la maison, éclairant de sa torche un crâne auquel il s’adressait dans son idiome natal.
Il s’approcha du feu et leur présenta le crâne.
— Regardez, c’est mon frère ! C’est moi !
Il plaça le crâne brisé à côté de sa tête, puis le plaça devant ses yeux, et se mit à regarder les orbites vides. Effectivement, la taille correspondait. Alors, la foule s’immobilisa, prête à l’écouter.
— J’ai quitté notre bateau sur la côte ouest, et j’ai pénétré vos terres, avec une fille. Droit vers l’est, vers le soleil levant. Je suis arrivé là juste au moment où vous étiez réunis pour un conseil, similaire à celui-ci, où vous discutiez les lois qui sont les vôtres aujourd’hui. Les cinq nations s’étaient disputées, et avaient été appelées par Daganoweda à tenir un conseil, afin de trouver comment mettre un terme aux combats qui troublaient ces paisibles vallées.
C’était vrai. C’était l’histoire de la façon dont les Haudenosaunees étaient nés.
— Daganoweda, je l’ai vu faire ! Il les rassembla, et leur proposa une ligue de nations, menée par des sachems, par ce système qui relie les tribus entre elles, et par les vieilles femmes. Et toutes les nations ont accepté. C’est ainsi que votre Ligue de paix est née, au cours de ce conseil de la première année, que l’on désigne encore comme celle du premier conseil. Il ne fait aucun doute que beaucoup d’entre vous y ont également assisté, dans l’une de leurs vies antérieures, ou peut-être vous trouviez-vous de l’autre côté du monde, en train d’assister à la construction de ce monastère où je devais grandir. Les voies de la renaissance sont étranges. Les voies sont étranges. J’étais là pour protéger vos nations des maladies que nous ne manquerions pas d’apporter. Je ne vous ai pas donné cette si magnifique façon de gouverner : c’est Daganoweda qui l’a fait, avec ceux d’entre vous qui étaient là, mais je n’en savais rien. Mais je vous ai tout appris de la gale. Il vous a apporté la gale, et vous a appris comment faire une entaille, y placer un peu de croûte, prendre un résidu de la gale qui s’y forme, et lui faire subir le même rituel que lors de la variole, le régime et les prières au dieu de la variole. Pour que nous puissions nous guérir nous-mêmes, sur cette Terre ! Et donc dans les cieux !
Il fit pivoter le crâne et plongea son regard dans ses orbites vides.
— Pauvre, pauvre Peng ! C’est toi qui as fait ça ! Et personne ne le savait ! Personne ne savait qui tu étais ! Personne ne se souvient de ce que j’ai fait, aucune trace n’en subsiste, sauf dans mon esprit, par intermittences, et dans la vie de tous ceux ici qui seraient morts si je n’avais rien fait. C’est cela, l’histoire des hommes, pas celle des empereurs, des généraux et de leurs guerres, mais les actes oubliés de personnes sans nom, et dont on ne parle jamais. Le bien que ces personnes font est comme une bénédiction, elles font à des étrangers ce que vos mères vous ont fait, et elles ne font jamais ce à quoi vos mères sont opposées. Et tout cela nous permet d’avancer, et d’être ce que nous sommes.
La suite de son discours se fit dans sa propre langue, et dura quelque temps. Mais tous le regardaient parler au crâne, qu’il caressait d’une main. Cette vision les tenait tous sous son charme, et quand il s’arrêtait pour écouter, émerveillé, le crâne lui répondre, il leur semblait également entendre le crâne parler, dans une langue faite de pépiements. Ils eurent ainsi plusieurs échanges, et tout à coup, Delouest pleura. Ce fut un choc de le voir se tourner de nouveau vers eux, pour leur parler, dans son curieux seneque :
— Le passé nous envoie ses reproches. Il y a tant de vivants ! Et nous changeons si lentement, oh, si lentement. Vous croyez que cela n’arrive pas, mais ces choses arrivent. Toi, Keeper…
Il se servit du crâne pour désigner le Gardien du Wampum.
— Tu n’aurais jamais pu devenir sachem, autrefois, quand je t’ai connu, ô mon frère. Tu étais trop en colère, mais maintenant tu ne l’es plus. Et toi…
Cette fois-ci, il montra Iagogeh, dont le cœur se mit à battre à toute allure.
— Tu n’aurais jamais su quoi faire de tes grands pouvoirs, ô ma sœur. Tu n’aurais jamais pu apprendre tant de choses au Gardien.
» Nous grandissons ensemble, ainsi que le Bouddha nous l’avait dit. Mais c’est seulement maintenant que nous le comprenons, et que nous sommes capables d’assumer ce fardeau. Vous avez le meilleur gouvernement qui soit sur Terre, jamais personne n’avait à ce point compris combien tous sont nobles, et font partie de la même Conscience Unique. Mais c’est également un fardeau, voyez-vous ? Il vous faut le porter – tous les non-nés appelés à renaître dépendent de vous ! Sans vous, le monde deviendrait un cauchemar. Le jugement des ancêtres…
Il promena alors le crâne autour de lui comme s’il s’agissait d’une pipe à faire tourner, en faisant des gestes furieux en direction de la maison des ossements. Sa blessure saignait abondamment maintenant, et il pleurait, pleurait à chaudes larmes, et la foule le regardait bouche bée, voyageant avec lui dans l’espace sacré des shamans.
— Toutes les nations de cette île sont composées de vos futurs frères, de vos futures sœurs. Voici comment vous devriez les accueillir. Bonjour, futur frère ! Comment vas-tu ? Ils sauraient que votre âme est la leur. Ils s’uniraient à vous si vous vous comportiez comme leurs frères aînés, qui les guideraient sur le chemin. Les luttes entre frères et sœurs cesseraient. Nation après nation, tribu après tribu, la Ligue des Hodenosaunees grandirait. Quand les étrangers arriveront dans leurs canoës pour vous prendre vos terres, vous les affronterez unis, vous leur résisterez, et saurez prendre d’eux ce qui peut servir et rejeter ce qui est néfaste. Vous leur montrerez que sur cette Terre nous sommes tous égaux. Je vois maintenant ce qui va se passer dans un futur proche, je le vois ! Je le vois ! Je le vois ! Je le vois ! Les personnes que je vais être sont en train de rêver et me parlent par l’au-delà des temps, elles s’expriment à travers moi, pour me dire que tous dans le monde regarderont les Hodenosaunees, émerveillés par la justice de leur gouvernement. L’histoire passera de Longue-Maison en Longue-Maison. Partout où des gens souffrent sous le joug d’un chef, on parlera des Hodenosaunees, et on se racontera comment les choses pourraient être, si l’on partageait tout, si chaque homme avait l’occasion, et le droit, de participer à la vie des choses, s’il n’y avait pas d’esclaves, ni d’empereurs, pas de conquêtes ni de soumissions, si les gens étaient comme des oiseaux dans le ciel. Comme des aigles dans le ciel ! Oh, faites que cela vienne, oh, faites que ce jour arrive, oh, ooooohhhhhhhh…
Delouest s’arrêta soudain, pour reprendre son souffle. Iagogeh s’approcha de lui et lui mit un vêtement autour de la tête, afin d’épancher le sang qui suintait de sa blessure. Il était trempé de sueur et de sang. Il la regarda sans la voir, puis leva les yeux vers le ciel étoilé, et dit « Ah ! », comme si les étoiles étaient des oiseaux, ou bien le clignotement d’âmes attendant de naître. Il regarda le crâne comme s’il se demandait comment il était arrivé là, dans sa main. Il le tendit à Iagogeh, qui le prit. Il s’avança vers les plus jeunes guerriers, et chanta, faiblement, les premières paroles d’un de leurs chants. Cela libéra les hommes du sort qui les tenait sous son charme, et ils bondirent sur leurs pieds, au son des tambours et des hochets dont on se remettait à jouer. Bientôt, on dansa autour du feu.