Delouest récupéra le crâne des mains de Iagogeh. Elle eut l’impression de lui donner sa tête. Il repartit, lentement, vers la maison des ossements, titubant comme un ivrogne, se perdant dans la nuit à chacun de ses pas hésitants. Il entra dans la pièce sans prendre de torche. Quand il en ressortit, il ne tenait plus rien, mais s’empara d’une flûte, et s’en alla jouer avec les autres musiciens, improvisant joyeusement, sans mélodie précise. Iagogeh s’insinua dans la danse, et quand elle passa près de lui, l’attira dans la file des danseurs, où il la suivit.
— C’était bien, dit-elle. C’était une très belle histoire que tu nous as racontée.
— Vraiment ? demanda-t-il. Je ne m’en souviens pas.
Elle n’était guère surprise.
— Tu étais parti. Un autre Delouest parlait à travers toi. C’était une bonne histoire.
— Est-ce l’avis des sachems ?
— Nous leur dirons de le penser.
Elle le mena à travers la foule, le plaçant à côté de telle ou telle fille, afin de voir s’ils allaient bien ensemble. Delouest ne réagit à aucune de ses tentatives, continuant à danser et à souffler dans sa flûte, regardant vers le sol ou vers le feu. Il paraissait vidé, diminué, et après quelques danses supplémentaires, Iagogeh l’emmena loin du feu. Il s’assit, jambes croisées, jouant de la flûte les yeux fermés, ajoutant des notes enthousiastes à la musique.
Peu avant l’aube, le feu mourut, se transformant en un amas de cendres grises, où quelques braises rougeoyaient encore. La plupart des gens étaient allés dormir dans la Longue-Maison des Onondagas, tandis que d’autres s’étaient endormis dehors, sur une couverture étendue à même l’herbe, sous les arbres. Ceux qui ne dormaient pas s’étaient rassemblés autour du feu, chantonnant ou se racontant des histoires, attendant l’aube, tout en jetant de temps à autre une branche dans le brasier, pour la voir s’enflammer puis se consumer.
Iagogeh se promenait sur le terrain de lacrosse, épuisée, mais sentant encore dans ses membres vibrer le plaisir de la danse et du tabac. Elle chercha Delouest, ne le trouva pas, ni dans la Longue-Maison, ni dans la prairie, ni dans la forêt, ni dans la maison des ossements. Elle commença à se demander si cette merveilleuse visite n’avait pas été un rêve qu’ils auraient fait ensemble.
À l’est, le ciel se teintait de gris. Iagogeh se dirigea alors vers le lac, à l’endroit des femmes, derrière une avancée de terre couverte d’arbres. Elle voulait profiter du fait qu’il n’y avait encore personne pour faire sa toilette. Elle retira tous ses vêtements, à l’exception de son linge de corps, puis s’avança dans le lac jusqu’à avoir de l’eau en haut des cuisses, et commença à se laver.
C’est alors qu’elle vit quelque chose bouger, de l’autre côté du lac. Une tête noire glissait à la surface de l’eau, comme celle d’un castor. Delouest, se dit-elle. Il nageait, comme un castor, ou comme une otarie. Peut-être était-il redevenu animal ? L’eau se plissait devant lui au fur et à mesure de sa progression, venant mourir en vaguelettes sur le ventre de Iagogeh. Delouest respirait comme un ours.
Elle resta un moment sans bouger, puis quand il eut de nouveau pied, non loin de l’avancée de terre, elle se tourna vers lui et le regarda. Il la vit, et s’immobilisa. Il ne portait que sa ceinture, comme pendant la partie. Joignant les mains, il la salua profondément. Alors elle sortit de l’eau, marcha vers lui, d’abord sur un fond de sable, puis dans la boue.
— Viens, lui dit-elle doucement. J’ai choisi pour toi.
Il la regarda calmement. Il paraissait beaucoup plus âgé que la veille.
— Merci, répondit-il.
Il dit encore autre chose, mais dans sa langue à lui. Un nom, se dit-elle. Son nom à elle.
Ils regagnèrent le rivage. Iagogeh heurta une racine, et s’appuya avec le plus de dignité possible sur l’avant bras de Delouest pour s’aider à marcher. Sur la rive, elle se sécha avec les doigts puis se rhabilla, tandis que Delouest, parti chercher ses propres vêtements, faisait de même. Côte à côte, ils marchèrent jusqu’au feu, passèrent à côté de ceux qui avaient guetté l’aube, et maintenant ronflaient, lovés les uns contre les autres. Iagogeh s’arrêta devant l’un de ces corps. Il s’agissait de Tecarnos. Ce n’était plus une jeune fille, mais une jeune femme, qui n’était toujours pas mariée. Pleine d’esprit, la langue bien pendue, drôle, intelligente. Comme elle dormait, on ne pouvait pas s’en rendre compte, mais l’une de ses jambes sortait avec grâce de sous sa couverture, sous laquelle se devinaient ses formes robustes.
— Tecarnos, dit Iagogeh, doucement. Ma fille. La fille de ma sœur aînée. De la tribu du Loup. C’est une femme bonne. On peut compter sur elle.
Delouest hocha la tête en la regardant, les mains toujours jointes devant lui.
— Je te remercie.
— J’en parlerai aux autres femmes. Nous le dirons à Tecarnos, et aux hommes.
Il sourit, regarda autour de lui, paraissant voir à travers chaque chose. Sa blessure à la tête était à vif, et saignait abondamment, d’un sang mêlé d’eau. Le soleil perça à travers les arbres, et des chants s’élevèrent non loin des feux, de plus en plus fort.
— Ensemble, vous donnerez naissance à de nombreuses bonnes âmes, dit-elle.
— Espérons-le.
Elle posa la main sur son bras, comme elle l’avait fait en sortant de l’eau.
— Tout peut arriver, mais nous (que voulait dire ce nous ? voulait-elle parler d’eux, des femmes, ou des Hodenosaunees ?), nous ferons de notre mieux. C’est tout ce qu’on peut faire.
— Je sais.
Il regarda la main posée sur son bras, et le soleil dans les arbres.
— Peut-être que tout ira bien.
Iagogeh, qui nous a raconté cette histoire, a vu ces choses par elle-même.
C’est ainsi que, bien des années plus tard, les membres de la jati furent de nouveau réunis dans le bardo. Ils avaient réussi à repousser les étrangers établis à l’embouchure du fleuve de l’Est, survécu à toutes les nouvelles maladies qui les avaient frappés, s’étaient alliés avec le peuple de Delouest, ils avaient rassemblé toutes les nations et vécu heureux dans la forêt. Après toutes ces années, donc, Delouest s’approcha de Keeper et lui dit fièrement :
— Tu dois bien l’admettre, j’ai fait ce que tu m’avais demandé. Je suis allé dans le monde et je me suis battu pour le bien ! Nous avons à nouveau fait le bien !
Keeper mit la main sur l’épaule de son jeune frère alors qu’il approchait de la monumentale estrade du jugement, et répondit :
— Oui, petit gars ! Tu as fait ce qu’il fallait. Nous avons fait ce que nous pouvions.
Mais il regardait déjà vers l’avant, vers les énormes tours et les créneaux du bardo. Il regardait vers l’avant avec méfiance, insatisfait, concentré sur les tâches qui l’attendaient. Tout dans le bardo semblait être devenu encore plus chinois que lors de leur précédent passage, comme tous les autres royaumes, peut-être. Mais peut-être aussi n’était-ce qu’une coïncidence due à la perspective sous laquelle ils s’en approchaient. La grande muraille de l’estrade était divisée en dizaines et en dizaines de niveaux, qui menaient dans des centaines de chambres, de sorte qu’on aurait dit une ruche.
Le dieu fonctionnaire à l’entrée de ce labyrinthe, un certain Biancheng, distribuait le programme des réjouissances qui les attendaient plus haut, de gros volumes de plusieurs centaines de pages, intitulés Le Registre de Jade, pleins d’instructions détaillées, avec des descriptions, abondamment illustrées, des divers châtiments qu’ils pouvaient s’attendre à subir pour les crimes et les affronts commis dans leurs vies les plus récentes.