Keeper prit l’un de ces gros volumes et, sans hésitation, le brandit comme un tomahawk, assommant Biancheng, qui s’écroula sur son bureau couvert de papiers. Puis il regarda autour de lui, les longues files d’âmes qui attendaient d’être jugées, et vit qu’elles le regardaient, stupéfaites. Il leur cria :
— Rébellion ! Révolte ! Révolution !
Et sans attendre de voir ce qu’elles allaient faire, il mena sa petite jati à une salle des miroirs, la première pièce de la longue traversée qui les mènerait au jugement, où les âmes devaient contempler ce qu’elles étaient vraiment.
— Bonne idée, admit Keeper après s’être arrêté au milieu de la salle et s’être regardé dans un miroir pour voir ce que personne d’autre ne pouvait voir. Je suis un monstre, annonça-t-il. Mes excuses à vous tous. Et surtout à toi, Iagogeh, pour avoir dû me supporter la dernière fois, et toutes les autres fois auparavant. Et à toi, petit gars, dit-il avec un signe de tête en direction de Busho, qu’il avait connu sous le nom de Delouest. Enfin, nous avons du pain sur la planche. J’ai l’intention de mettre cet endroit en pièces.
Et il commença à parcourir les lieux du regard, à la recherche de quelque chose à jeter sur les miroirs.
— Attends ! fit Iagogeh en feuilletant rapidement son exemplaire du Registre de Jade. Les attaques directes sont inefficaces, si je me souviens bien. Ça me rappelle quelque chose… Nous devons nous attaquer au système proprement dit. Nous avons besoin de quelque chose de plus subtil… Là. C’est bien ça : juste avant qu’on nous renvoie dans le monde, la déesse Meng nous administre une fiole d’oubli.
— Je ne m’en souviens pas, dit Keeper.
— Exactement. Chaque fois que nous entrons dans une nouvelle vie, nous oublions notre passé, et nous devons chaque fois nous battre sans avoir rien retenu des expériences précédentes. Nous devons éviter cela si possible. Alors, écoutez, et retenez bien ce que je vous dis : quand vous serez dans les cent huit chambres de cette Meng, ne buvez rien ! Si on vous y oblige, alors faites semblant, et recrachez tout quand on vous libérera. (Elle poursuivit sa lecture.) Nous émergerons dans le Fleuve Ultime, un fleuve de sang, entre ce royaume et le monde. Si nous pouvions y arriver la mémoire intacte, alors nous agirions plus efficacement.
— Très bien, répondit Keeper. Mais j’ai l’intention de foutre en l’air cet endroit.
— Rappelle-toi ce qui s’est passé la dernière fois que tu as essayé, l’avertit Busho en se plaçant dans le coin de la pièce, afin d’étudier les jeux de reflets. Quand tu as levé l’épée sur la Déesse de la Mort, et qu’elle t’a fait payer chaque coup.
Certaines choses lui revenaient, comme l’avait dit Iagogeh.
Keeper se renfrogna, essaya de se rappeler. Au-dehors, on entendait des gens crier, pousser des rugissements, tirer des coups de feu, courir avec de lourdes bottes. Irrité, distrait, il lança :
— On ne peut pas faire preuve de prudence en de pareils moments. Il faut combattre le mal chaque fois qu’on en a l’occasion.
— C’est vrai, mais il faut le faire intelligemment. À petits pas.
Keeper le regarda avec scepticisme. Il fit un cercle avec son pouce et son index et le leva en l’air.
— Aussi petits que ça ?
Il prit le livre de Iagogeh et le lança contre l’un des murs de miroirs, qui vola en éclats. Un cri s’éleva, de l’autre côté des miroirs brisés.
— Arrête de discuter, dit Iagogeh. Maintenant, fais attention.
Keeper alla récupérer le livre et ils traversèrent en courant une enfilade de pièces fermées, de plus en plus hautes, ils redescendirent, puis remontèrent. Ils n’arrêtaient pas de monter et de descendre des escaliers, dont les volées de marches étaient des multiples de sept ou de neuf. Keeper tapa sur plusieurs fonctionnaires avec le gros livre. Broie-la-Roche n’arrêtait pas de se faufiler dans des pièces latérales et de se perdre.
Ils finirent par arriver aux cent huit chambres de Meng, la Déesse de l’Oubli. Chacun devait passer par une chambre différente et boire la coupe de vin-qui-n’était-pas-du-vin préparée pour lui. Des gardes dont on avait l’impression qu’un coup de livre, si gros soit-il, les laisserait indifférents se dressaient à chaque sortie pour faire appliquer la consigne ; les âmes n’étaient pas censées regagner la vie trop pénalisées ou avantagées par leur passé.
— Je refuse ! hurla Keeper, qu’ils entendirent tous dans les pièces voisines. Je ne me rappelle pas qu’on ait exigé ça de moi les fois précédentes !
— C’est parce que nous avançons ! lui cria Busho. Rappelle-toi le plan ! Rappelle-toi le plan !
Il prit lui-même sa fiole, qui était assez petite, heureusement, et fit semblant d’en avaler le contenu en déglutissant avec un bruit exagéré, gardant le liquide sucré sous sa langue. C’était si bon qu’il eut de la peine à ne pas l’avaler tout rond, mais il résista et n’en laissa que très peu couler dans son gosier.
C’est ainsi que lorsque le garde le jeta dans le Fleuve Ultime, avec les autres, il recracha ce qu’il put du non-vin, mais fut quand même désorienté. Les autres membres de la jati se débattirent de la même façon dans les hauts-fonds, crachant et hoquetant. Flèche-de-Tout riait comme une femme soûle, ayant tout oublié. Iagogeh les rassembla et Keeper, quoi qu’il ait pu oublier, n’avait pas perdu de vue son but principal, qui était de faire autant de dégâts que possible. Mi-nageant, mi-flottant, ils traversèrent le fleuve rouge et arrivèrent à la rive opposée.
Alors, au pied d’un grand mur rouge, ils furent tirés du fleuve par deux dieux démons du bardo, La-Vie-Est-Courte et Mort-À-Petit-Feu. Une banderole pendait le long du mur au-dessus de leurs têtes. Il y était écrit : « Il est facile d’être un être humain, difficile de vivre une vie humaine ; vouloir être humain est encore plus difficile la deuxième fois. Si vous voulez échapper à la roue, persévérez. »
Keeper lut le message et ronchonna.
— La deuxième fois ! Et la dixième ? Et la cinquantième ?
Il se mit à rugir et poussa Mort-À-Petit-Feu dans les flots de sang. Ils avaient recraché suffisamment du non-vin d’oubli de Meng dans le fleuve pour que le dieu gardien oublie rapidement qui l’y avait jeté, quel était son travail, et comment on nageait.
Mais les autres membres de la jati virent ce que Keeper avait fait, et le plan leur revint encore plus clairement à la conscience. Busho jeta l’autre garde dans le fleuve.
— Justice ! hurla-t-il au nageur qui avait soudain tout oublié. La vie est courte, c’est bien vrai !
D’autres gardes apparurent en amont, sur la rive du Fleuve Ultime, et coururent vers eux. Les membres de la jati réagirent rapidement, et pour une fois tous ensemble. Ils arrachèrent la banderole et la tordirent pour en faire une sorte de corde, avec laquelle ils se hissèrent sur la Muraille Rouge. Busho, Keeper, Iagogeh, Broie-la-Roche, Flèche-de-Tout, Zigzag et tous les autres grimpèrent en haut du mur, qui était assez large pour qu’ils puissent s’y allonger. Là, ils purent reprendre leur souffle et jeter un coup d’œil autour d’eux : en bas, dans le bardo noir et enfumé, un combat encore plus chaotique que d’habitude avait éclaté. On aurait dit qu’ils avaient provoqué une révolte générale. De l’autre côté, tout en bas, de gros nuages flottaient au-dessus du monde.
— Ça me rappelle la fois où ils ont emmené Bouton d’Or en haut de la montagne pour la sacrifier, remarqua Keeper. Je m’en souviens, maintenant.