— Là-bas, nous pourrons faire quelque chose de nouveau, dit Iagogeh. Tout dépend de nous. Rappelez-vous !
Et ils se laissèrent tomber au pied du mur comme des gouttes de pluie.
LIVRE 6
LA VEUVE KANG
1. L’affaire du voleur d’âmes
La veuve Kang se montrait on ne peut plus sourcilleuse quant aux aspects protocolaires de son veuvage. Elle se présentait comme la wai-wang-ren, « celle qui n’est pas encore morte ». Quand ses fils voulurent fêter son quarantième anniversaire, elle refusa.
— Cela ne siérait pas à celle qui n’est pas encore morte, leur dit-elle.
Veuve à l’âge de trente-cinq ans, juste après la naissance de son troisième fils, elle avait sombré dans un profond désarroi. Elle avait adoré son mari, Kung Xin. Elle avait néanmoins rejeté l’idée du suicide, trop ming à son goût. En ce qui la concernait, le dogme confucéen était parfaitement clair à ce sujet : se suicider, c’était fuir ses responsabilités, et s’en défausser sur ses enfants et ses beaux-parents, ce qui était hors de question. En fait, la veuve Kang Tongbi était déterminée à rester célibataire jusqu’après ses cinquante ans. Elle écrirait de la poésie, lirait les classiques, et s’occuperait du domaine familial. À cinquante ans, elle aurait enfin droit au certificat de chaste veuvage, un diplôme rédigé dans l’élégante calligraphie de l’empereur Qianlong. Elle le ferait encadrer, et le placerait à l’entrée de sa maison. Il se pourrait même que ses trois fils lui fassent alors construire une arche d’honneur en pierre.
Ses deux fils aînés parcouraient le pays, au service de l’administration impériale. Elle élevait le plus jeune tout en s’occupant de leur maison de famille, à Hangzhou, où ne restaient plus que son fils Shih et les serviteurs que ses fils aînés y avaient laissés. Elle surveillait l’élevage de vers à soie qui constituait la principale source de revenus de la famille, ses aînés ne pouvant pas encore se permettre d’envoyer trop d’argent à la maison. L’ensemble du processus de fabrication de la soie, de la filature à la broderie, était sous sa responsabilité. Un magistrat de district n’aurait pas dirigé ses affaires d’une main plus ferme. En cela aussi, elle respectait les préceptes han, selon lesquels le travail des femmes dans les meilleures maisonnées – où l’on tissait généralement le chanvre ou la soie – était déjà considéré comme une vertu, bien avant que la politique des Qing n’en fasse publiquement la promotion.
La veuve Kang vivait dans le quartier des femmes de leur petit domaine, situé au bord du Chu. Les murs extérieurs étaient revêtus de stuc, les murs intérieurs de bardeaux de bois. Le quartier des femmes, qui se trouvait au cœur de la propriété, était un magnifique bâtiment blanc, carré, au toit de tuiles et plein de lumière et de fleurs. Dans ce bâtiment, et dans les ateliers adjacents, la veuve Kang et les filles tissaient et brodaient quelques heures chaque jour, et parfois beaucoup plus – quand la lumière le permettait. Le plus jeune fils de la veuve Kang leur récitait des extraits des classiques qu’il avait appris par cœur, ainsi que sa mère le lui avait ordonné. Elle travaillait au métier à tisser, faisant aller et revenir la navette. Le soir, soit elle filait, soit elle continuait une grande broderie, tout en faisant apprendre à Shih des passages des Analectes, ou de Mencius. Souvent, elle le reprenait sur tel ou tel point, insistant pour qu’il sache parfaitement ses leçons, comme le feraient, en temps voulu, les examinateurs. Le petit Shih n’était pas un élève très doué, même en comparaison de ses aînés – qui avaient été tout juste passables –, et il finissait souvent la soirée en larmes ; mais la veuve Kang Tongbi se montrait impitoyable. Elle attendait qu’il arrête de pleurer, puis lui demandait de reprendre ses leçons. À force, il finit par s’améliorer. Mais c’était un petit garçon nerveux, et malheureux.
Tant et si bien que nul ne se réjouissait plus que lui quand la routine de la maisonnée était rompue par les fêtes. Chacun des trois anniversaires de la Bodhisattva Guanyin était un jour férié très important pour sa mère, spécialement le principal, le dix-neuvième jour du sixième mois. Quand cette fête approchait, la veuve se montrait un peu moins sévère, et vaquait à ses occupations : lectures de circonstance, écriture de poèmes, distribution d’encens et de nourriture pour les femmes pauvres du quartier ; tout cela en plus de ses travaux habituels. À l’approche du grand jour, elle se dépêchait et ne faisait plus rien d’impur, comme se mettre en colère. Les leçons du petit Shih s’arrêtaient alors pendant quelques jours, et elle se rendait à la chapelle du domaine, pour y faire des sacrifices.
Au matin du jour tant attendu, tout le monde jeûna. Et puis, dans la soirée, tout le monde se joignit à l’immense procession, là-haut sur la colline, en emportant un peu de bois de santal dans un sac en tissu, des bannières tournoyantes, des ombrelles, et des lanternes en papier. Chacun suivait le drapeau de sa congrégation et la grande torche de suif qui montrait la voie et chassait les démons. Pour Shih, entre l’excitation de cette procession nocturne et la joie de ne pas avoir de leçons, c’était comme de grandes vacances ! Il marchait derrière sa mère en balançant sa lanterne en papier, en chantant des chansons, enfin heureux.
— Miao Shan était une jeune fille qui refusait de se marier, comme le lui ordonnait son père, disait sa mère aux jeunes filles qui marchaient devant elle.
Elles avaient déjà entendu plusieurs fois cette histoire, mais qu’importe, la veuve Kang continuait :
— Fou de colère, il la fit enfermer dans un monastère, et le brûla. Un bodhisattva, Dizang Wang, emmena son esprit à la Forêt des Corps, afin qu’elle s’occupe des fantômes des morts sans sépulture. Ensuite, elle explora tous les niveaux des enfers, pour y apprendre aux esprits à dépasser leurs souffrances. Elle y arriva si bien que le Seigneur Yama la réincarna en Bodhisattva Guanyin, pour qu’elle enseigne toutes ces bonnes choses aux vivants, avant qu’il ne soit trop tard.
Shih n’écoutait pas cette histoire tellement rabâchée dont il n’arrivait pas à comprendre le sens. Cela n’avait aucun rapport avec la vie de sa mère, et il ne voyait pas pourquoi elle y accordait tant d’importance. Les chants, les feux de joie, la forte odeur des bâtons d’encens, tout cela montait vers la chapelle au sommet de la colline. Là-haut, le prêtre de Bouddha dirigea la prière, puis on chanta, en mangeant des sucreries.
Bien après l’apparition de la lune, ils redescendirent de la colline et suivirent la berge de la rivière, continuant à chanter dans la nuit venteuse. Les employés de la maisonnée marchaient lentement, pas seulement à cause de la fatigue, mais aussi pour ne pas devancer la veuve Kang, qui cheminait à tout petits pas. Elle avait des pieds magnifiques, minuscules, et pourtant elle se déplaçait d’habitude aussi bien que les servantes aux grands pieds plats, d’une démarche claudicante, accompagnée d’un déhanchement caractéristique qui lui donnait une allure que personne ne se serait jamais permis de commenter.