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Shih prit de l’avance, protégeant d’une main la flamme vacillante de sa bougie presque éteinte. Soudain, il aperçut dans un tremblement de lumière comme un mouvement devant le mur de leur propriété : une grande ombre noire, avançant de la même démarche chancelante que sa mère, de telle sorte qu’il crut pendant un instant que c’était elle.

Mais l’ombre se mit à gémir à la façon d’un chien, et Shih fit un bond en arrière, criant pour prévenir les autres. Tous se ruèrent vers lui, Kang Tongbi la première, et virent un homme vêtu de haillons, hirsute, recroquevillé, qui les regardait en ouvrant de grands yeux, à la lumière de leurs torches.

— Au voleur ! cria quelqu’un.

— Non ! dit-il d’une voix mal assurée. Je m’appelle Bao Ssu. Je suis un moine bouddhiste de Suzhou. Je voulais juste prendre un peu d’eau à la rivière. Je l’entends…

Il fit un geste et se dirigea vers le fleuve en boitillant.

— Un mendiant ! chevrota quelqu’un d’autre.

Mais comme on avait vu des sorciers à l’ouest de Hangzhou, la veuve Kang approcha sa lanterne pour l’examiner, si près qu’il se mit à loucher.

— Es-tu vraiment un moine, ou l’un de ces êtres chevelus qui se cachent dans leurs temples ?

— Un vrai moine, je le jure. J’avais un certificat, mais il m’a été pris par le magistrat. J’étais l’étudiant de Maître Yu, du Temple du Bosquet de Bambou Pourpre.

Il commença alors à réciter le soutra du Diamant, qui était le préféré des femmes d’un certain âge.

Kang examina attentivement son visage, en promenant sa lanterne autour de sa tête. Puis elle se mit à trembler, et recula d’un pas. Le connaîtrais-je ? se demanda-t-elle.

Elle lui lança :

— Je te connais !

Le moine baissa la tête.

— Je ne vois pas comment, madame. Je viens de Suzhou. Peut-être y êtes-vous déjà venue en voyage ?

Elle secoua la tête, toujours embêtée, le regardant droit dans les yeux.

— Je te connais, murmura-t-elle.

Puis elle se tourna vers les servantes et leur dit :

— Laissez-le dormir à côté du portail de service. Veillez sur lui, on verra le reste demain matin. Il fait de toute façon beaucoup trop sombre maintenant pour que l’on puisse juger de la nature d’un homme.

Au petit matin, l’homme avait été rejoint par un gamin, qui avait quelques années de moins que Shih. Tous deux étaient très sales, et fouillaient dans les ordures, à la recherche de quelques restes pas trop avariés, qu’ils dévoraient voracement. Quand les membres de la maisonnée ouvrirent le portail, ces malheureux les regardèrent, aux aguets, comme des renards. Mais ils ne pouvaient pas s’enfuir : les chevilles de l’adulte étaient anormalement enflées et couvertes d’ecchymoses.

— Pourquoi as-tu été torturé ? cria Kang d’une voix aiguë.

L’homme hésita, regardant le garçon.

— Mon fils et moi voyagions pour rentrer au Bosquet de Bambou Pourpre, quand un jeune garçon s’est fait couper la queue…

Kang laissa échapper un sifflement entre ses dents, mais l’homme la regarda droit dans les yeux, une main levée.

— Nous ne sommes pas des sorciers. C’est pourquoi on nous a laissés passer. Je m’appelle vraiment Bao Ssu, quatrième fils de Bao Ju. Un mendiant qu’ils avaient attrapé car il avait jeté un mauvais sort au chef du village a été soumis à la question, et leur a dit qu’il connaissait un sorcier nommé Bao Ssu-Ju. Ils ont cru que c’était moi. Mais je ne suis pas un voleur d’âmes. Je ne suis qu’un pauvre moine, avec son fils. Pour finir, ils ont réinterrogé le mendiant, et celui-ci a avoué qu’il avait tout inventé, pour qu’on arrête de le torturer. Ils nous ont donc laissés partir.

Kang le regardait, toujours aussi méfiante. Il était bien connu qu’il ne fallait en aucun cas se mêler des affaires des magistrats ; ce qui faisait au moins une chose dont ils s’étaient rendus coupables.

— Est-ce qu’ils t’ont torturé toi aussi ? demanda Shih au garçon.

— Ils allaient le faire, répondit le garçon. Mais à la place, ils m’ont donné une poire, et je leur ai dit que le nom de Père était Bao Ssu-Ju. Je pensais bien faire.

Bao continuait de regarder la veuve.

— Cela vous gênerait-il si nous prenions de l’eau à la rivière ?

— Non. Bien sûr que non. Allez-y.

Elle le regarda, pendant qu’il descendait en boitillant le long du chemin qui menait au fleuve.

— Nous ne pouvons pas les laisser entrer, décida-t-elle. Quant à toi, Shih, reste éloigné d’eux. Mais ils pourront rester dans la petite chapelle du portail. Puisque l’hiver approche, ça sera toujours mieux que la route, enfin, je pense.

Cela ne surprit guère Shih. Sa mère passait son temps à adopter des chats abandonnés ou des concubines répudiées ; elle donnait de l’argent à l’orphelinat de la ville, et rognait encore leur budget en entretenant les nonnes bouddhistes. D’ailleurs, elle envisageait souvent d’en devenir une. Elle écrivait de la poésie : « Ces fleurs, sur lesquelles j’ai marché, blessent mon cœur », récitait-elle parfois. « Quand mes années de riz et de sel seront terminées, disait-elle, je copierai les soutras et prierai toute la journée. En attendant, il n’y pas un instant à perdre : au travail ! »

Ainsi, le moine Bao et son fils étant devenus, en quelque sorte, les gardiens du portail, on les voyait se promener quelquefois, non loin de la rivière, dans les bosquets de bambous, ou bien dans la petite chapelle cachée dans la forêt, toute proche. Bao continua à clopiner, même s’il marchait mieux que la nuit où on l’avait trouvé, lors de la fête de Guanyin. Ce qu’il ne pouvait pas faire, son fils, Xinwu, qui était très fort pour son âge, le faisait pour lui. L’année suivante, quand la fête revint, Bao s’arrangea pour trouver quelques œufs, qu’il peignit en rouge, de façon à en faire cadeau à Kang, à Shih, et aux autres membres de la maisonnée.

(C’était une coutume du sud de la Chine, appelée « beaucoup de bonheur pour la nouvelle année ». Il n’est pas impossible que l’auteur ait cherché à indiquer que le moine Bao avait menti au sujet de l’endroit d’où il venait.)

Bao leur offrit ces œufs avec beaucoup de sérieux :

— Ge Hong raconte que le Bouddha a dit que le cosmos était en forme d’œuf, et que la Terre était comme le jaune à l’intérieur. Tiens, prends-le bien dans ta main, et essaye de l’écraser, dit-il à Shih en lui donnant un œuf. Shih parut surpris, et Kang objecta :

— Pourquoi ? Il est tellement joli.

— Ne vous inquiétez pas, c’est solide. Allez, essaye de l’écraser. Si tu y arrives, je nettoierai.

Shih serra le poing doucement, en détournant le visage, puis serra plus fort. Il serra à en avoir l’avant-bras engourdi. L’œuf résistait. La veuve Kang le lui prit et essaya à son tour. Elle avait beaucoup de force dans les bras, à cause du métier à tisser, mais l’œuf ne se brisa pas.

— Vous voyez, dit Bao. Une coquille d’œuf est très fragile, mais l’œuf lui-même est solide. Les gens sont comme ça, eux aussi. Séparément, ils sont faibles ; mais tous ensemble, ils sont forts.

Par la suite, les jours de fêtes religieuses, Kang allait souvent retrouver Bao à l’extérieur du portail, pour discuter avec lui tel ou tel point des écrits bouddhiques. Le reste du temps, elle faisait comme s’ils n’existaient pas, ne pensant qu’au monde à l’intérieur des murs.