Shih apprenait toujours aussi mal. Apparemment, il n’entendait rien à l’arithmétique en dehors des additions, et se montrait incapable d’apprendre les grands classiques par cœur, à l’exception des premiers mots de chaque passage, et encore. Sa mère retirait une profonde frustration des heures qu’elle passait à le faire travailler.
— Shih, je sais que tu n’es pas idiot. Ton père était un homme brillant, tes frères ont la tête bien faite, et tu es particulièrement futé quand il s’agit de m’expliquer pourquoi rien n’est jamais de ta faute, et pourquoi tout doit toujours aller comme tu veux. Tu n’as qu’à te dire que les équations sont des excuses, et tout ira bien ! Mais tout ce à quoi tu penses, c’est comment faire pour ne penser à rien !
Personne n’aurait résisté à une telle volée de bois vert administrée d’un ton si acerbe. Ce n’était pas seulement à cause de ses paroles, mais aussi à cause de la façon dont Kang les prononçait, d’un ton sans appel et d’une voix de corbeau. Ses lèvres pincées, son regard intense, qui semblait vous foudroyer, cette façon qu’elle avait de vous fixer tout en vous fustigeant en paroles, tout cela était insupportable. Pleurant à chaudes larmes, comme toujours, Shih se recroquevilla sous la virulence de la critique.
Peu après cette sévère réprimande, il revint en courant du marché, chaviré de sanglots. Hurlant, en fait, n’arrivant plus à se contenir.
— Ma queue ! Ma queue ! Ma queue !
On la lui avait coupée. Les serviteurs poussèrent des cris de consternation, et pendant un moment, ce ne fut plus qu’un orage de rugissements. Mais la tempête tourna court, aussi court que le petit moignon de queue dressé sur la nuque de Shih, lorsque la voix glaçante de sa mère s’éleva :
— Ça suffit, vous tous !
Elle attrapa Shih par le bras et l’obligea à s’asseoir sur le fauteuil, près de la fenêtre, où elle l’avait déjà tant de fois examiné. Elle sécha ses larmes d’un geste brusque, puis se mit à le câliner.
— Allons, du calme, du calme. Du calme ! Raconte-moi ce qui s’est passé.
Entre deux sanglots convulsifs et quelques hoquets, il lui raconta toute l’histoire. Il s’était arrêté en revenant du marché pour regarder un jongleur, quand soudain deux mains lui avaient caché les yeux. On lui avait appliqué un chiffon sur le nez et la bouche. Il s’était senti mal et s’était évanoui. Quand il était revenu à lui, il n’y avait plus personne, et sa queue avait disparu.
Kang l’avait écouté en l’observant très attentivement, et quand il eut fini de parler, les yeux rivés au plancher, elle pinça les lèvres et alla regarder par la fenêtre. Elle considéra pendant un long moment les chrysanthèmes plantés sous le vieux genévrier tordu. Finalement, Pao, la chef des servantes, s’approcha d’elle. Shih fut renvoyé, pour qu’on lui nettoie la figure et qu’on lui donne à manger.
(La dynastie des Qing obligeait tous les chinois d’origine han à se raser la tête et à porter une queue, à la mode mandchoue, pour montrer que les Han se soumettaient à l’empereur mandchou. Quelques années avant la Conspiration du Lotus Blanc, des bandits han commencèrent à se couper la queue, en signe de rébellion.)
— Que devons-nous faire ? demanda Pao à voix basse.
Kang laissa échapper un profond soupir.
— Il va falloir qu’on le dise, répondit-elle, de mauvaise humeur. Si nous ne le faisons pas, de toute façon cela finira par se savoir. Des servantes en parleront au marché. On dira alors que nous avons encouragé la rébellion.
— Bien sûr, dit Pao, soulagée. Dois-je aller en informer le magistrat dès à présent ?
Un long moment s’écoula, pendant lequel Kang ne répondit rien. Pao regardait la veuve, de plus en plus effrayée. Elle semblait avoir été ensorcelée. On aurait dit qu’elle était en train de se battre en ce moment même avec des voleurs d’âmes, pour l’âme de son fils.
— Oui. Pars avec Zunli. Nous vous suivrons avec Shih.
Pao se retira. Kang erra dans la maison, regardant chaque objet, comme si elle inspectait les pièces. Finalement, elle sortit du domaine par le portail principal, et descendit doucement vers la rivière.
Elle trouva Bao et son fils Xinwu, au bord du fleuve, sous le grand chêne où ils allaient toujours.
— On a coupé la queue de Shih, leur dit-elle.
Le visage de Bao devint d’un gris de cendre. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front.
— Nous l’emmenons immédiatement voir le magistrat, continua-t-elle.
Bao hocha la tête, déglutit. Il jeta un coup d’œil à Xinwu.
— Si vous voulez partir en pèlerinage vers quelque lointain tombeau, dit-elle rapidement, nous prendrons soin de votre fils.
Bao hocha de nouveau la tête, l’air hagard. Kang regarda la rivière s’écouler dans la tiède clarté de l’après-midi. Il y avait de tels reflets à la surface de l’eau qu’elle en avait mal aux yeux.
— Si vous partez, lui dit-elle, alors ils sauront que c’est vous.
Son regard se perdit dans le fil de l’eau. Un peu plus loin, Xinwu s’amusait à lancer des pierres sur la rivière, et s’extasiait à chaque ricochet.
— Pareil si je reste, finit par dire Bao.
Kang ne répondit pas.
Quelques instants plus tard, Bao appela Xinwu, et lui dit qu’il s’en allait faire un pèlerinage, très loin. Il devrait donc rester avec Kang et Shih, chez eux.
— Quand reviendras-tu ? demanda Xinwu.
— Bientôt.
Xinwu parut content ou, en tout cas, ne pas souhaiter en savoir plus.
Bao se leva et toucha la manche de Kang.
— Je vous remercie.
— Partez. Faites attention à ne pas vous faire prendre.
— Ne vous inquiétez pas. Si je le peux, j’enverrai des messages au Temple du Bosquet de Bambou Pourpre.
— Non. Si nous n’avons pas de vos nouvelles, nous saurons que tout va bien.
Il approuva. Comme il s’apprêtait à partir, il eut un moment d’hésitation.
— Vous savez, madame, tout le monde a vécu plusieurs vies. Vous avez dit m’avoir déjà rencontré, mais avant la fête de Guanyin, je n’étais jamais venu par ici.
— Je sais.
— Alors, c’est probablement parce que nous nous sommes rencontrés dans une autre vie.
— Je sais, dit-elle en lui jetant un rapide coup d’œil. Partez.
Il partit en traînant la patte, s’assurant qu’il n’y avait personne pour le voir. Mais des pêcheurs se trouvaient de l’autre côté de la rive. On voyait leurs chapeaux de paille briller au soleil.
Kang emmena Xinwu chez elle, puis s’en alla en chaise à porteurs, avec Shih, vers la ville, et les bureaux du magistrat.
Le magistrat se montra des plus désagréables, reprochant à la veuve Kang de faire peser un tel fardeau sur ses épaules. Mais, pas plus qu’elle, il ne pouvait se permettre de faire comme si de rien n’était. Alors, il interrogea Shih, mécontent, et lui demanda de les conduire sur les lieux de l’incident. Shih leur montra un endroit, non loin d’un taillis de bambous, judicieusement hors de vue des premiers étals d’un marché de quartier. Aucun des habitués présents ce matin-là n’avait jamais vu Shih, ni d’inconnus suspects. C’était une impasse.
Alors Kang et Shih rentrèrent chez eux, et Shih pleura, se plaignant qu’il se sentait malade et qu’il ne pouvait étudier. Kang le considéra gravement, et le laissa tranquille pour le reste de la journée. Mais elle lui administra également une forte dose de poudre de gypse mélangée à des calculs biliaires de vache. Ils n’eurent plus aucune nouvelle, ni de Bao, ni du magistrat, et, au fil des jours, Xinwu se fit à la vie de la maisonnée, passant son temps avec les servantes. Kang se montra moins dure avec Shih, puis un jour se mit violemment en colère. Elle l’attrapa par le trognon de queue qu’il avait encore, et l’obligea à s’asseoir sur son banc de travail, en disant :