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— Avec ou sans âme, tu passeras tes examens !

Elle considéra sévèrement sa petite mine de chaton effrayé, en attendant qu’il commence à marmonner la leçon du jour précédent l’incident. Shih semblait vraiment très malheureux, mais essayait de n’en rien montrer à sa mère, si sévère avec lui. Cela ne diminua nullement la dureté de sa mère. S’il voulait dîner, il fallait qu’il fasse ses devoirs.

Puis on apprit que Bao avait été arrêté dans les montagnes, à l’ouest, et ramené pour être interrogé par le magistrat et le préfet du district. Les soldats qui leur avaient annoncé la nouvelle voulaient que Kang et Shih se rendent à la préfecture sur-le-champ ; ils avaient même apporté un palanquin pour les y conduire.

Kang grinça des dents en apprenant ce qui s’était passé, et retourna dans ses appartements afin de s’habiller pour le voyage. Les servantes virent ses mains trembler ; en fait, c’était tout son corps qui tremblait, et ses lèvres étaient si pâles qu’aucun fard ne parvenait à leur rendre leur couleur. Avant de sortir de sa chambre, elle s’assit devant son métier à tisser et pleura amèrement. Puis elle se leva, se remaquilla les yeux et sortit rejoindre les gardes.

À la préfecture, Kang descendit de la chaise à porteurs et conduisit Shih à la chambre où le préfet interrogeait tout le monde. Les gardes voulurent l’empêcher d’entrer, mais le magistrat, qui l’avait vue, l’invita à venir, ajoutant sur un ton qui ne présageait rien de bon :

— C’est la femme qui l’a recueilli.

À ces mots, Shih rentra la tête dans les épaules et, caché derrière la robe de soie brodée de sa mère, regarda les fonctionnaires. À côté du magistrat et du préfet se tenaient de nombreux autres fonctionnaires portant des brassards sur leur robe et arborant les insignes carrés des fonctionnaires de très haut rang : des ours, des daims. Il y avait même un aigle.

Cependant, ils ne dirent pas un mot, se contentant de rester assis dans leur fauteuil, sans quitter du regard le magistrat et le préfet, qui encadraient le malheureux Bao. La tête et les mains de Bao avaient été passées dans des trous pratiqués dans une sorte de planche de bois. Quant à ses jambes, on les avait mises dans une presse à chevilles.

La presse à chevilles était constituée de trois tiges partant d’un socle de bois. Les chevilles de Bao étaient attachées de part et d’autre de la tige centrale ; la partie inférieure des tiges latérales comprimait les chevilles de Bao ; tandis que leur partie supérieure était écartée à l’aide de cales en bois. Le magistrat tenait un énorme maillet. Un seul coup sur les cales de bois suffirait à faire éclater les chevilles de Bao.

— Réponds à la question ! rugit le magistrat penché sous le nez de Bao.

Il se redressa, fit quelques pas en arrière et donna à la cale la plus proche un petit coup de maillet.

Bao hurla.

— Je suis un moine ! glapit-il. Je vivais avec mon fils au bord du fleuve ! Je ne peux plus marcher ! Je n’irai plus nulle part !

— Que font ces ciseaux dans ton sac ? demanda calmement le préfet. Des ciseaux, des poudres, des livres. Et un tronçon de queue.

— Ce ne sont pas des cheveux ! C’est mon talisman ! Je l’avais au temple, regardez comme il est tressé ! Ce sont des écrits sacrés… aaah !

— Ce sont des cheveux, décréta le préfet en les examinant à la lumière.

Le magistrat donna un nouveau coup de maillet.

— Ce ne sont pas les cheveux de mon fils, intervint la veuve Kang, à la surprise de tout le monde. Ce moine vit non loin de chez nous. Il ne va jamais nulle part, sauf à la rivière, pour chercher de l’eau.

— Qu’en savez-vous ? demanda le préfet, plongeant son regard dans celui de Kang. Comment pourriez-vous le savoir ?

— Je l’y voyais à toute heure. Il nous apportait de l’eau, et un peu de bois. Il avait un fils. Il prenait soin de notre chapelle. Ce n’est qu’un pauvre moine, un mendiant. Estropié par votre truc, là…, dit-elle en montrant la presse à chevilles.

— Que fait cette femme ici ? demanda le préfet au magistrat.

Le magistrat frémit, apparemment contrarié.

— Elle est un témoin comme les autres.

— Je n’ai pas besoin de témoins !

— Nous, si, dit l’un des fonctionnaires. Interrogez-la.

Le magistrat se tourna vers elle.

— Pourriez-vous vous porter garante que cet homme était bien chez vous, le dix-neuvième jour du dernier mois ?

— Il était dans ma propriété, ainsi que je l’ai dit.

— Ce jour-là en particulier ? Comment pouvez-vous en être si sûre ?

— La fête de l’annonciation de Guanyin était le lendemain, et Bao Ssu nous a aidés à l’organiser. Nous avons passé toute la journée à préparer les diverses cérémonies.

Le silence se fit dans la pièce. Puis l’un des dignitaires en visite dit sèchement :

— Ainsi, vous êtes bouddhiste ?

La veuve Kang lui rendit calmement son regard.

— Je suis la veuve de Kung Xin, qui était un yamen local de son vivant. Mes fils Kung Yen et Kung Yi ont tous les deux réussi leurs examens, et sont maintenant au service de l’empereur, en outre…

— Oui, oui. Très bien. Mais je vous ai demandé si vous étiez bouddhiste.

— Je suis la voie des Han, répondit froidement Kang.

Le fonctionnaire qui l’interrogeait était un Mandchou, l’un des plus hauts dignitaires de l’empereur Qianlong. Il rougit un peu.

— Quel rapport avec votre religion ?

— Tout. Évidemment. Je suis les coutumes, et j’honore mon mari, ma famille et mes ancêtres. Ce que je peux faire pour occuper mes journées avant d’aller rejoindre mon mari ne regarde personne, bien sûr. Ce ne sont que les occupations spirituelles d’une vieille femme, qui n’est pas encore morte. Mais j’ai vu ce que j’ai vu.

(En Chine, l’âge se calcule en prenant comme base de référence l’année lunaire de sa naissance et en ajoutant une année à chaque Nouvel An lunaire.)

— Quel âge avez-vous ?

— Quarante et un suis.

— Et vous avez passé toute la journée du dix-neuvième jour du neuvième mois avec ce mendiant, ici présent ?

— Suffisamment pour être certaine qu’il n’a pas pu aller en ville et en revenir. Car je me suis bien évidemment mise à tisser dans l’après-midi.

Nouveau silence dans la pièce. Puis le fonctionnaire mandchou fit un geste en direction du magistrat, très énervé.

— Reprenez l’interrogatoire !

Avec un regard vicieux à Kang, le magistrat se pencha pour hurler au visage de Bao :

— Que faisaient ces ciseaux dans ton sac ?

— C’est pour faire des talismans !

Le magistrat donna un nouveau coup, un peu plus fort, sur l’un des coins de bois. Bao glapit de plus belle.

— Dis-moi à quoi ils servent vraiment ! Et pourquoi il y avait une queue dans ton sac ?

À chaque question, il donnait un nouveau coup de maillet.

Puis le préfet reprit l’interrogatoire, en l’accompagnant également de coups de maillet, ponctués des cris de douleur de Bao.

Finalement, écarlate et en sueur, Bao implora :

— Assez ! Par pitié ! Je vais tout vous avouer ! Je vais vous dire ce qui s’est passé.