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Le magistrat tint son maillet près d’un des coins de bois.

— Parle !

— Un sorcier m’a piégé, m’obligeant à les aider. Je n’avais pas compris ce qu’ils étaient. Ils m’avaient dit que si je ne les aidais pas, ils voleraient l’âme de mon fils !

— Comment s’appelait ce sorcier ?

— Bao Ssu-nen, presque comme moi. Il venait de Suzhou, et avait de nombreux alliés. Il pouvait traverser la Chine en volant, en une seule nuit ! Il m’a donné un peu de poudre stupéfiante, en me disant quoi faire. S’il vous plaît, je vous en supplie, libérez mes chevilles, par pitié ! Je vais tout vous dire maintenant. Je n’ai pas pu faire autrement. Il fallait que je le fasse, pour sauver l’âme de mon garçon.

— Ainsi, tu as bien coupé des queues le dix-neuvième jour du dernier mois ?

— Seulement une ! Rien qu’une, s’il vous plaît. Ils m’y ont forcé. Libérez-moi, je vous en supplie, libérez-moi !

Le fonctionnaire mandchou haussa les sourcils et se tourna vers la veuve Kang.

— Il semblerait que vous n’ayez pas été aussi longtemps avec lui que vous l’avez prétendu. Et cela vaut peut-être mieux pour vous.

Quelqu’un ricana.

Kang dit alors d’une voix que la colère rendait rauque et tranchante :

— Apparemment, il s’agit encore d’une de ces confessions que permet d’obtenir ce fascinant objet, la presse à chevilles. Toute cette terreur qu’engendre le vol des âmes vient de ces confessions arrachées sous la contrainte, qui ne servent qu’à répandre la panique parmi les servantes et les travailleurs. Rien ne peut être moins utile à l’empereur…

— Silence !

— Vous ne cessez d’envoyer des rapports, forçant l’empereur à s’en inquiéter, mais il suffirait d’une enquête un peu mieux menée pour qu’on y voie clair, et que soit démêlé cet écheveau de mensonges…

— Silence !

— Vous êtes percés à jour, d’où qu’on vous regarde ! L’empereur lui aussi le verra !

Le fonctionnaire mandchou se leva et pointa le doigt sur Kang.

— Peut-être aimerais-tu prendre la place de ce sorcier dans la presse ?

Kang ne répondit rien. Derrière elle, Shih tremblait. Elle se pencha vers lui et tendit le pied, afin qu’il sorte de sous sa robe, montrant à tous une petite pantoufle de soie. Alors elle regarda le Mandchou dans les yeux.

— C’est déjà fait !

(Parler de ses pieds ou les faire voir était indigne d’une femme bien élevée. Fallait-il qu’elle ait du courage !)

— Faites sortir cette folle d’ici ! s’exclama le Mandchou, le visage bouillonnant de colère.

Le pied d’une femme, exposé ainsi à la vue de tous alors qu’on examinait une affaire aussi grave que celle du vol des âmes : cela dépassait l’entendement !

— Je suis témoin ! lança Kang, sans bouger.

— S’il vous plaît, l’implora Bao. Allez-vous-en, madame. Faites ce que le magistrat vous dit.

Il pouvait à peine tourner la tête pour la voir.

— Tout ira bien.

Ils partirent donc. Sur le chemin du retour, dans le palanquin, Kang ne put retenir ses larmes, repoussant les caresses de Shih.

— Que s’est-il passé, mère ? Que s’est-il passé ?

— J’ai souillé le nom de ta famille. J’ai détruit les plus chers espoirs de mon mari.

Shih la regarda, effrayé.

— Mais ce n’est qu’un mendiant !

— Assez ! siffla-t-elle.

Puis elle se mit à jurer comme les servantes.

— Ces Mandchous ! Stupides étrangers ! Ils ne sont même pas chinois. Pas de vrais Chinois. Chaque dynastie commence bien, réparant les méfaits de la précédente. Puis à son tour elle se corrompt. Les Qing en sont là. C’est pourquoi cette histoire de queue coupée leur importe tant. C’est la preuve que nous leur appartenons, la preuve que chaque Chinois leur appartient.

— Mais c’est ainsi, mère. Vous ne changerez pas les dynasties !

— Non. Oh, que j’ai honte ! J’ai perdu mon calme. Je n’aurais jamais dû aller là-bas. Je n’ai fait qu’ajouter de nouveaux coups sur les chevilles du pauvre Bao.

Chez elle, elle se rendit au quartier des femmes. Elle se perdit dans le travail, ne prenant plus de nourriture, tissant tout le jour, jusqu’à tomber de sommeil, sans parler à personne.

Puis on apprit que Bao était mort en prison, d’une fièvre qui n’avait rien à voir avec les interrogatoires – c’est du moins ce que racontèrent ses geôliers. Kang s’enferma pour pleurer dans sa chambre, refusant d’en sortir. Quand elle le fit, quelques jours plus tard, elle passa tout son temps à tisser ou à écrire des poèmes, mangeant devant son métier à tisser ou à son bureau. Elle ne voulait plus rien apprendre à Shih, ni même lui parler, ce qui l’énerva, et l’effraya plus que tout ce qu’elle aurait pu lui dire. Mais il aimait bien aller jouer près du fleuve. Xinwu avait l’ordre de ne pas l’approcher, et les servantes s’occupaient de lui.

Mon pauvre singe, tu as laissé tomber ta pêche, Et la nouvelle lune a oublié de se lever. Tu ne grimperas plus dans les pins, Un petit singe sur le dos. Reviens, sois un bouton d’or, Et je serai ton papillon.

Un jour, peu après ces événements, Pao apporta à Kang une petite queue noire. Un serviteur l’avait trouvée en retournant le fumier, enfouie sous le tas de compost de mûriers. Elle était coupée d’une façon qui permettait d’affirmer que c’était bien celle de Shih : les angles correspondaient.

Kang gémit en la voyant, se rendit à la chambre de Shih et le frappa rudement sur l’oreille. Il hurla, pleura.

— Pourquoi ? Pourquoi ?

Sans lui répondre, Kang retourna au quartier des femmes, en marmonnant, s’empara d’une paire de ciseaux et saccagea toutes les tapisseries qu’elles étaient en train de broder. Les servantes crièrent, hurlèrent. Elles n’en croyaient pas leurs yeux. La maîtresse de maison avait fini par devenir folle. Personne ne l’avait vue pleurer autant, même à la mort de son mari.

À partir de cet instant, la veuve Kang n’arriva plus à dormir. Souvent, elle appelait Pao et lui demandait du vin.

— Je l’ai revu, disait-elle. Cette fois c’était un jeune moine, avec une autre tunique. Un hui-hui. J’étais une jeune reine. Cette fois-ci, c’est lui qui me sauvait. Nous nous sauvions ensemble. Et maintenant son fantôme est en colère, il erre entre les mondes.

Ils placèrent des offrandes pour lui près du portail et de la fenêtre. Mais Kang continuait de pousser des cris, qui réveillaient tout le monde. On aurait dit des cris de paon. Parfois, ils la trouvaient, marchant dans son sommeil entre les bâtiments du domaine, parlant dans des langues étrangères, de voix qui n’étaient pas toujours la sienne. Tout le monde savait qu’il ne fallait jamais réveiller quelqu’un qui marchait en dormant, pour ne pas perturber son esprit et lui faire perdre ses repères, l’empêchant de retrouver son corps. Alors, ils la devançaient, bougeant les meubles pour qu’elle ne s’y blesse pas et réveillant le coq pour l’obliger à chanter plus tôt. Pao demanda à Shih d’écrire à ses frères aînés, pour leur raconter ce qui se passait, ou au moins d’écrire ce que sa mère disait en dormant, mais Shih ne voulut pas.

(Remarquez que si cela avait été son père qui avait été malade, ou poursuivi par des fantômes, il aurait certainement eu l’autorisation de rentrer.)

Finalement, Pao parla à la sœur de la première servante du plus âgé des frères de Shih quand elle se rendit au marché de Hangzhou ; de fil en aiguille, le frère aîné, qui vivait à Nanjing, apprit toute l’affaire. Mais il ne put pas venir. Il avait des obligations et ne pouvait pas se libérer.