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Il se trouvait, cependant, qu’un lettré musulman était en visite chez lui, un médecin venu des terres frontalières, et comme cet homme était intéressé par toutes les affaires de possession – comme celle de la veuve Kang –, quelques mois plus tard, il vint la voir.

2. Réminiscences

Kang Tongbi reçut le visiteur assise dans l’une des pièces qui donnaient sur la cour du domaine consacrée à l’agrément des invités. Elle le regarda avec attention tandis qu’il se présentait. Il parlait un chinois clair, bien qu’avec un drôle d’accent. Il s’appelait Ibrahim ibn Hasam. C’était un petit homme frêle, à peu près de la taille et de la corpulence de Kang, et il avait les cheveux blancs. Il portait des lunettes qu’il n’enleva pas, et ses yeux nageaient derrière les lentilles comme des poissons dans un aquarium. C’était un vrai hui, originaire d’Iran, mais il avait vécu en Chine pendant presque tout le règne de l’empereur Qianlong, et comme la plupart des étrangers qui avaient longtemps séjourné en Chine, il s’était engagé à y rester toute sa vie.

— La Chine, c’est chez moi, dit-il (ce qui paraissait bizarre, avec son accent, et il hocha la tête comme s’il avait observé son expression). Je ne suis évidemment pas un pur Han, mais j’aime ce pays. En réalité, je vais bientôt rentrer à Lanzhou, vivre parmi les gens de ma confession. Je pense que j’ai assez appris auprès de maître Liu Zhi pour être utile à ceux qui souhaiteraient favoriser le rapprochement des musulmans chinois et des Chinois han. Enfin, c’est ce que j’espère.

Kang hocha poliment la tête à la perspective de cette quête improbable.

— Et vous êtes venu ici pour… ?

Il s’inclina.

— J’assistais le gouverneur de la province dans les cas que l’on a signalés de…

— De vol d’âme ? avança âprement Kang.

— Enfin… Oui. De coupage de queue, en tout cas. Que ce soit une affaire de sorcellerie, ou simplement de rébellion contre la dynastie, ce n’est pas très facile à déterminer. Je suis surtout un érudit, un chercheur en religion, mais j’ai aussi étudié les arts médicaux, et c’est pourquoi on a fait appel à moi, pour voir si je pouvais apporter un éclairage sur l’affaire. J’ai aussi étudié des cas de… de possession de l’âme. Et d’autres choses dans ce genre-là.

Kang le regarda froidement. Il hésita à poursuivre.

— Votre fils aîné m’affirme que vous avez eu à déplorer des incidents de cette espèce.

— Je ne suis pas au courant, répondit-elle sèchement. On a coupé la queue de mon plus jeune fils. Il y a eu une enquête, qui n’a rien donné. Quant au reste, je l’ignore. Je dors, et quand le froid me réveille, je ne suis plus dans mon lit. Mais ailleurs, dans la maison. Mes serviteurs me disent que je marmonne des choses qu’ils ne comprennent pas. Que je parle une langue qui n’est pas le chinois.

Les yeux d’Ibrahim flottèrent derrière ses verres.

— Madame, parlez-vous d’autres langues que le chinois ?

— Bien sûr que non.

— Excusez-moi. Votre fils m’a dit que vous étiez extrêmement cultivée.

— Mon père a tenu à ce que j’apprenne les classiques en même temps que ses fils.

— Vous avez la réputation d’être une habile poétesse…

Kang ne répondit pas mais ses joues prirent une légère teinte rosée.

— J’espère avoir le privilège de lire certains de vos poèmes. Ils pourraient m’aider dans mon travail ici.

— C’est-à-dire ?

— Eh bien, à faire cesser ces déambulations nocturnes, si une telle chose est possible. Et à aider l’empereur dans son enquête sur les coupeurs de queue.

Kang se renfrogna et détourna les yeux.

Ibrahim plongea ses lèvres dans sa tasse de thé et attendit. Il semblait capable d’attendre plus ou moins indéfiniment.

Kang fit signe à Pao de remplir sa tasse.

— Eh bien, allez-y.

Ibrahim s’inclina sur son siège.

— Merci. Nous pourrions peut-être commencer par parler du moine qui est mort, Bao Ssu.

Kang se raidit.

— Je sais que c’est difficile, murmura Ibrahim. Vous vous occupez encore de son fils.

— Oui.

— Et on m’a dit que, lors de son arrivée, vous étiez convaincue de l’avoir déjà rencontré quelque part.

— Oui, c’est vrai. Mais il a dit qu’il venait de Suzhou, et qu’il n’était jamais venu ici. Je ne suis jamais allée à Suzhou. Et pourtant j’avais l’impression de le connaître.

— Et vous avez eu la même impression avec son fils ?

— Non. Mais j’ai la même impression avec vous.

Elle se plaqua les mains sur la bouche.

— Vraiment ? fit Ibrahim en l’observant.

Kang secoua la tête.

— Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Ça m’a échappé.

— Ce sont des choses qui arrivent, fit-il avec un geste désinvolte. Mais ce Bao, qui ne vous a pas reconnue… peu après son arrivée, on a signalé des incidents. Des coupages de queues, le nom de gens écrit sur des bouts de papier placés sous les piliers qu’on s’apprêtait à mettre en place – ce genre de choses. Des activités relevant du vol d’âme.

Kang secoua la tête.

— Il n’avait rien à voir là-dedans. Il passait toutes ses journées au bord du fleuve, à pêcher avec son fils. C’était un simple moine, c’est tout. Ils l’ont torturé pour rien.

— Il a avoué avoir coupé bien des queues.

— Après qu’on lui a brisé les chevilles dans un étau ! Il aurait avoué n’importe quoi, comme n’importe qui à sa place ! C’est une façon stupide d’enquêter sur ce genre de crimes. Ça suscite des vocations et on en voit poindre dans les moindres recoins, comme autant de champignons vénéneux.

— C’est vrai, répondit l’homme en aspirant une nouvelle gorgée de thé. Je l’ai souvent dit. Et en réalité, il est de plus en plus clair que c’est ce qui s’est passé ici, ces derniers temps.

Kang braqua sur lui un regard morne.

— À qui le dites-vous !

— Enfin, fit Ibrahim en baissant les yeux. Le moine Bao et son fils ont d’abord été amenés ici pour être interrogés à Anchi comme il vous l’a peut-être dit. Ils mendiaient en chantant devant la maison du chef du village. Celui-ci leur a donné un misérable morceau de brioche à la vapeur, mais Bao et Xinwu avaient tellement faim, apparemment, que Bao a maudit le chef du village, qui a décidé que c’étaient des mauvais sujets, et leur a réitéré l’ordre de déguerpir. Bao l’a maudit à nouveau avant de partir, et le chef du village était furieux, les a fait arrêter et fouiller. C’est là que, dans leurs sacs, on a trouvé des écrits, des remèdes et des ciseaux…

— Autant de choses qu’on trouverait ici.

— Certes, mais le chef du village les a fait attacher à un arbre et frapper avec des chaînes. Cela dit, on n’en a rien tiré de plus. Pourtant, ils étaient salement amochés. Alors le chef du village a pris la fausse queue d’un garde chauve de sa suite, l’a mise dans le sac de Bao et l’a envoyé à la préfecture pour le faire soumettre à la torture.

— Pauvre homme ! s’exclama Kang en se mordant la lèvre. Pauvre créature !

— Oui, fit Ibrahim en sirotant une nouvelle gorgée de thé. Alors, récemment, le gouverneur général a commencé à enquêter sur ces incidents, sur ordre de l’empereur, qui se sent très concerné. J’ai un peu participé à l’enquête – sans procéder aux interrogatoires –, j’ai examiné les preuves matérielles, comme la fausse natte, dont j’ai montré qu’elle était faite de différentes sortes de cheveux. C’est ainsi que le chef du village a été interrogé, et qu’il a raconté toute l’histoire.