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— Ce n’était donc qu’un mensonge.

— En effet. Et en réalité, on peut faire remonter tous les incidents à l’origine d’un cas similaire à celui de Bao, à Suzhou…

— C’est monstrueux.

— … sauf pour ce qui concerne votre fils, Shih.

Kang ne répondit pas. Elle fit un signe, et Pao remplit à nouveau les tasses.

Après un très long silence, Ibrahim reprit :

— Il n’y a aucun doute que des voyous, en ville, ont profité de l’atmosphère de terreur pour faire peur à votre fils.

Kang hocha la tête.

— Et puis, poursuivit-il, si vous avez fait des expériences curieuses – la possession par des esprits –, il est également possible qu’il ait…

Elle ne répondit pas.

— Avez-vous connaissance d’autres bizarreries… ?

Pendant un long moment, ils restèrent assis en silence, à boire leur thé. Pour finir, Kang dit :

— La peur elle-même est une sorte de possession.

— Tout à fait !

Nouvelle gorgée de thé.

— Je vais dire au gouverneur général qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter ici.

— Merci.

Nouveau silence.

— Mais je m’intéresse à toutes les manifestations subséquentes, à tout ce qui peut sortir de l’ordinaire.

— Évidemment.

— J’aimerais pouvoir en discuter. Je connais des moyens d’enquêter sur ce genre de chose.

— C’est possible.

Peu après, le docteur hui prit congé.

Une fois qu’il fut parti, Kang fit le tour du domaine, passant de pièce en pièce, une Pao fort inquiète sur les talons. Elle alla voir dans la chambre de Shih, alors vide. Ses livres sur les étagères n’avaient pas été ouverts. Shih devait être au bord du fleuve, sans doute avec Xinwu.

Kang alla voir dans le quartier des femmes, au métier à tisser sur lequel reposait une si grande partie de leur fortune ; et à l’écritoire, avec ses blocs d’encre, ses pinceaux, ses piles de papier.

Les oies filent vers le nord, droit vers la lune. Les fils grandissent et s’en vont. Dans le jardin, mon vieux banc. Certains jours, je préférerais avoir le riz et le sel. Assise comme une plante, le cou tendu : Honk ! Honk ! Envole-toi !

Puis dans les cuisines, et dans le jardin, sous le vieux genévrier. Elle finit par se retirer dans sa chambre sans avoir dit un mot.

Mais, cette nuit-là, la maisonnée fut à nouveau réveillée par des cris. Pao se précipita au-dehors, devançant les autres serviteurs et trouva la veuve Kang affalée contre le banc du jardin, sous un arbre. Pao referma la chemise de nuit ouverte sur le sein de sa maîtresse et l’aida à s’asseoir sur le banc en criant « Maîtresse Kang ! » parce qu’elle avait les yeux grands ouverts, alors qu’elle ne voyait rien de ce monde. Elle avait les yeux si blancs qu’ils en étaient luisants, et son regard traversait Pao et les autres sans les voir. Elle s’adressait à des êtres invisibles auxquels elle parlait dans des langues étranges : « In challa, in challa » – un bredouillis de sons, de cris, de couinements –, « Um mana pada hum » ; et tout ça d’une voix – de plusieurs voix qui n’étaient pas les siennes.

— Des fantômes ! glapit Shih qui avait été réveillé par tout ce vacarme. Elle est possédée !

— Silence, s’il vous plaît ! siffla Pao. Nous devons la remettre au lit sans la réveiller.

Zunli et elle la prirent chacun par un bras, la soulevant le plus gentiment possible. Elle était aussi légère qu’un chat, plus légère qu’elle n’aurait dû.

— Doucement, fit Pao alors qu’ils la faisaient basculer par-dessus le rebord de la fenêtre et la reposaient par terre.

Elle gisait là lorsqu’elle se redressa comme une marionnette et dit, d’une voix redevenue la sienne :

— La petite déesse est morte malgré tout.

Pao fit prévenir le docteur hui de ce qui s’était passé, et leur serviteur revint avec un mot, demandant à la revoir. Kang grommela et laissa tomber le mot sur la table sans répondre. Mais, une semaine plus tard, les serviteurs reçurent l’ordre de préparer à manger pour un visiteur, et le docteur Ibrahim ibn Hasam se présenta à la porte, en clignant des yeux comme un hibou derrière ses lunettes.

Kang le salua avec la plus grande solennité et le conduisit au salon, où la table avait été mise avec le plus beau service de porcelaine.

Lorsqu’ils prirent le thé, après déjeuner, Ibrahim hocha la tête et dit :

— On m’a appris que vous aviez eu une nouvelle crise de somnambulisme.

— Mes serviteurs sont indiscrets, répondit Kang en s’empourprant.

— Je regrette. C’est juste que ça pourrait avoir un rapport avec mes investigations.

— Je ne me souviens absolument pas de l’incident, hélas. Je me suis réveillée dans une maison sens dessus dessous.

— Oui. Je pourrais peut-être demander à vos serviteurs ce que vous avez dit quand vous étiez… quand vous étiez sous l’effet du charme ?

— Certainement.

— Merci. (Nouvelle courbette, nouvelle gorgée de thé.) Et puis… Je me demandais si vous accepteriez de m’aider à essayer d’atteindre ce… cette autre voix qui est en vous.

— Comment vous proposez-vous d’y parvenir ?

— C’est une méthode mise au point par les docteurs d’al-Andalus. Elle implique une sorte de méditation sur un objet, comme dans un temple bouddhiste. Un praticien aide le patient à entrer en état de réceptivité, comme ils disent, et il arrive que les voix intérieures se mettent alors à s’exprimer.

— Comme lorsqu’on nous a volé notre âme, c’est ça ?

Il eut un sourire.

— Sauf qu’il n’y a pas vol. C’est plutôt une sorte de conversation, comprenez-vous ? Comme appeler l’esprit de quelqu’un qui serait absent, y compris pour lui-même. Comme ces invocations auxquelles on procède dans vos villes du Sud. Et puis, quand la méditation s’achève, tout redevient normal.

— Vous croyez à l’âme, docteur ?

— Évidemment.

— Et au vol d’âme ?

— Eh bien… (Long silence.) Ce concept fait référence à la notion chinoise de l’âme, je pense. Vous pourriez peut-être me l’expliciter. Faites-vous la distinction entre le hun, l’âme spirituelle, et le po, l’âme corporelle ?

— Oui, bien sûr, répondit Kang. C’est un aspect du yin et du yang. L’âme hun appartient au yang et l’âme po au yin.

Ibrahim hocha la tête.

— Et l’âme hun, étant légère et active, volatile, est celle qui peut se séparer de l’être vivant. En vérité, elle s’en sépare toutes les nuits, pendant le sommeil, et elle revient au réveil. Normalement.

— Oui.

— Et si, par hasard, ou volontairement, elle ne revient pas, c’est une cause de maladie, surtout de maladies infantiles, comme la colique, et de diverses formes d’insomnie, de folie et ainsi de suite.

— Oui.

À présent, la veuve Kang ne le regardait plus.

— Et le hun est l’âme que sont censés rechercher les voleurs d’âmes qui écument le pays. Chiao-hun.

— Oui. Vous n’y croyez manifestement pas.

— Non, pas du tout. Je réserve mon jugement à ce qui se voit. Je vois la distinction, évidemment. Je voyage en rêve, moi-même – croyez-moi, je voyage. Et j’ai traité des patients inconscients, dont le corps continuait à fonctionner parfaitement, éclatant de santé, alors qu’ils étaient allongés là, sur leur lit, et ne faisaient pas un geste, pas un geste depuis des années… Je nettoyais son visage – je nettoyais ses cils quand, tout d’un coup, elle a dit : « Ne fais pas ça. » Au bout de seize ans. Oui, j’ai vu l’âme hun partir et revenir, je crois. C’est comme la plupart des choses, je pense. Les Chinois ont certains mots, certains concepts, certaines catégories, mais inspectés de plus près, ils pourraient être corrélés et on pourrait prouver qu’ils ne font qu’un. Parce que tout est un.