Kang se renfrogna, comme si elle n’était peut-être pas tout à fait d’accord.
— Vous connaissez ce poème de Rumi Balkhi, « Je suis mort comme minéral » ? Non ? C’est un poème du fondateur des derviches, le plus mystique des musulmans.
Il récita :
— Je pense que cette dernière mort fait allusion à l’âme-souffle, hun, qui s’éloigne de l’âme corporelle, po, pour se transcender.
Kang y réfléchit.
— Alors, dans l’islam, vous croyez que les âmes reviennent ? Que nous vivons de nombreuses vies et nous réincarnons ?
Ibrahim reposa sa tasse de thé.
— Le Coran dit : « Dieu génère les êtres, et les renvoie encore et encore jusqu’à ce qu’ils reviennent à lui. »
— Vraiment ! fit Kang en le regardant avec un intérêt renouvelé. C’est ce que croient les bouddhistes.
Ibrahim hocha la tête.
— Un maître soufi dont j’ai suivi l’enseignement, Sharif Din Maneri, nous a dit : « Sache avec certitude que cette œuvre a existé avant toi et moi dans les âges passés et que chacun a déjà atteint un certain niveau. Personne n’a commencé cette œuvre pour la première fois. »
Kang regarda Ibrahim en ouvrant de grands yeux, se penchant de son siège à haut dossier vers lui. Elle s’éclaircit délicatement la gorge.
— Je me rappelle des bribes de ces épisodes de somnambulisme, admit-elle. J’ai souvent l’impression d’être quelqu’un d’autre. Généralement une jeune femme, une… une reine d’un pays éloigné, qui a des ennuis. J’ai l’impression que c’était il y a longtemps, mais c’est très vague. Parfois, quand je me réveille, j’ai l’impression qu’une année au moins a passé. Et puis je me réveille pour de bon, et tout se délite, et je ne me rappelle rien, qu’une image ou deux, ou une illustration dans un livre, comme un rêve, mais moins complet, moins… Je regrette. Je n’arrive pas à le dire clairement.
— Mais si, dit Ibrahim. C’est très clair.
— Je pensais vous connaître, murmura-t-elle. Vous, Bao, mon fils Shih, Pao et quelques autres. Je… c’est comme cette sensation qu’on a parfois, cette impression d’avoir déjà vécu ce que l’on est en train de vivre, exactement.
Ibrahim hocha la tête.
— J’ai déjà ressenti ça. Partout, dans le Coran, il est dit : « Je vous le dis en vérité, les esprits qui ont maintenant une affinité seront réunis comme des frères, mais ils se rencontreront tous dans des personnes et des noms différents. »
— Vraiment ? s’exclama Kang.
— Oui. Et ailleurs, il est dit : « Il se dépouille de son corps comme un crabe de sa coquille, et il en forme une nouvelle. La personne n’est qu’un masque que l’âme revêt pour une saison, qu’elle revêt pour un certain temps, et puis elle la rejette et en porte une autre à la place. »
Kang le regardait, bouche bée.
— J’ai du mal à croire ce que j’entends, chuchota-t-elle. Je n’avais personne à qui raconter ces choses. Tous me croient folle. Pour eux, maintenant, je suis une…
Ibrahim hocha la tête et reprit sa tasse.
— Je comprends. Mais je m’intéresse à ces choses. J’ai eu certaines… prémonitions, personnellement. Nous pourrions peut-être essayer de vous mettre en état de réceptivité, et voir ce que ça donne ?
Kang hocha la tête avec emphase.
— Oui.
Comme il avait besoin d’obscurité, ils s’installèrent dans un petit salon, les fenêtres fermées et les portes closes. Une unique chandelle brûlait sur une table basse. Les verres de ses lunettes reflétaient la flamme. On avait ordonné le silence dans la maison, et ils entendaient faiblement des chiens aboyer, des roues de charrette, la rumeur générale de la ville, dans le lointain, tout cela très affaibli.
Ibrahim prit la veuve Kang par le poignet, très doucement. Elle sentit ses doigts frais effleurer son pouls, et son cœur se mit à battre plus vite. Il s’en était certainement aperçu. Mais il lui demanda de regarder la flamme de la bougie, et il lui parla en persan, en arabe, en chinois : une lente mélopée, d’une voix atone, un doux murmure. Elle n’avait jamais entendu de voix pareille.
— Vous marchez dans la fraîche rosée du matin, tout est paisible, tout est bien. Dans le cœur de la flamme, le monde s’épanouit comme une fleur. Vous humez la fleur, lentement, vous inspirez, vous expirez. Tous les soutras vous parlent à travers cette fleur de lumière. Tout s’équilibre, et monte et redescend, coulant le long de votre colonne vertébrale comme la marée. Le soleil, la lune, les étoiles, à leur place, tournent autour de nous, nous enserrant.
Il continua à murmurer ainsi, jusqu’à ce que le pouls de Kang soit stabilisé à chacun de ses trois niveaux, un pouls flottant, vide, sa respiration profonde et détendue. Elle fit vraiment l’impression à Ibrahim d’avoir quitté la pièce, par le portail de la flamme de la bougie. Il n’avait jamais vu personne partir si rapidement.
— Maintenant, suggéra-t-il, vous voyagez dans le monde des esprits, et vous voyez toutes vos vies. Dites-moi ce que vous voyez.
C’est d’une voix haute et douce, qui ne ressemblait pas à sa voix habituelle, qu’elle répondit :
— Je vois un vieux pont, très ancien, qui traverse un cours d’eau à sec. Bao est jeune, et il porte une robe blanche. Des gens me suivent sur le pont vers… un endroit. Vieux et nouveau.
— Que portez-vous ?
— Une longue… chemise. Comme une chemise de nuit. Mais chaude. Des gens nous appellent alors que nous passons.
— Que disent-ils ?
— Je ne comprends pas.
— Répétez ce que vous entendez.
— In sha ar am. In sha ar am. Ce sont des gens sur des chevaux. Oh… vous voilà. Vous aussi, vous êtes jeune. Ils veulent quelque chose. Des gens appellent. Des hommes approchent sur des chevaux. Ils viennent vite. Bao m’avertit…
Elle eut un frisson.
— Ah ! fit-elle de sa voix normale. (Son pouls devint rugueux. Presque un pouls sautillant. Elle secoua sèchement la tête, leva les yeux sur Ibrahim.) Qu’est-ce que c’était que ça ? Que s’est-il passé ?
— Vous étiez partie. Vous voyiez autre chose. Vous vous souvenez ?
Elle fit non de la tête.
— Des chevaux ?
Elle ferma les yeux.
— Des chevaux. Un cavalier. La cavalerie. J’avais des ennuis !
— Hmm, fit-il en lâchant son poignet. C’est bien possible.