— Qu’est-ce que c’était ?
Il haussa les épaules.
— Peut-être un… Parlez-vous une… Non. Vous m’avez déjà dit que non. Mais dans ce voyage du hun, on aurait dit que vous entendiez de l’arabe.
— De l’arabe ?
— Oui. Une prière courante. Beaucoup de musulmans la récitent en arabe, même si ce n’est pas la langue de leur pays. Mais…
Elle frémit.
— Il faut que je me repose.
— Certainement.
Elle le regarda et ses yeux s’emplirent de larmes.
— Je… se pourrait-il que… enfin, pourquoi moi ? fit-elle en secouant la tête, des larmes roulant sur ses joues. Je ne comprends pas pourquoi tout ça arrive !
Il opina du chef.
— Il est si rare que l’on comprenne pourquoi les choses arrivent.
Elle eut un petit rire sec, « Ho ! », et puis elle ajouta :
— Mais j’aime comprendre.
— Moi aussi. Croyez-moi. C’est mon régal favori. Mais c’est si rare, aussi.
Il eut un petit sourire, ou une grimace de chagrin, qu’il lui offrit pour la partager avec elle. Ils communièrent dans la frustration solitaire de comprendre si peu de choses.
Kang inspira profondément et se leva.
— J’apprécie votre aide. Vous reviendrez, j’imagine ?
— Évidemment. (Il se leva à son tour.) Tout ce que madame voudra. J’ai l’impression que nous ne faisons que commencer.
Elle parut soudain surprise, et son regard le traversa.
— Les bannières volent, vous vous souvenez ?
— Pardon ?
— Vous étiez là. (Elle eut un sourire d’excuse, haussa les épaules.) Vous étiez là, vous aussi.
Il fronça les sourcils, essayant de comprendre.
— Des bannières… (Il sembla perdu, à son tour, pendant un moment.) Je… (Il secoua la tête). Peut-être. Je me souviens, quand j’étais enfant, quand je voyais des bannières, quand j’étais enfant, en Iran, ça voulait dire tellement de choses pour moi. Plus que je ne saurais dire. Comme si je volais.
— Revenez, je vous en prie. Peut-être que votre âme hun pourrait aussi revenir.
Il hocha la tête en fronçant les sourcils comme s’il poursuivait encore une pensée qui lui échappait, une bannière dans sa mémoire. Il pensait encore à autre chose lorsqu’il lui dit au revoir et prit congé.
Il revint dans la semaine, et ils eurent une autre séance « dans la chandelle », comme disait Kang. Des profondeurs de sa transe, elle se lança dans un discours qu’aucun d’eux ne comprit – ni Ibrahim, ni Kang quand il lui lut ce qu’il avait noté.
Il haussa les épaules, l’air ébranlé.
— Je vais demander à des collègues. Évidemment, il se peut que ce soit une langue complètement oubliée de nos jours. Nous devons nous concentrer sur ce que vous voyez.
— Mais je ne me rappelle rien ! Ou très peu de choses. Quand on se rappelle ses rêves, ça s’efface au réveil.
— Alors, quand vous êtes dans la chandelle, je dois faire très attention, poser les bonnes questions.
— Et si je ne vous comprends pas ? Ou si je réponds dans une autre langue ?
— Mais vous semblez me comprendre, au moins en partie, répondit-il en hochant la tête. Il doit y avoir des translations d’un royaume à autre. Ou il se peut que Pâme-souffle, hun, soit plus que nous ne le soupçonnions. Ou que le filament qui vous relie à l’âme hun au cours de votre voyage transmette d’autres parties de ce que vous savez. Ou peut-être est-ce l’âme corporelle, po, qui comprend pour vous ? (Il leva les bras au ciel.) Qui pourrait le dire ?
Et puis quelque chose la frappa, et elle posa la main sur son bras.
— Il y avait un glissement de terrain !
Ils se levèrent en silence. Il y eut un vague mouvement d’air.
Il s’éloigna, intrigué, distrait. Chaque fois qu’il s’en allait, il se sentait rêveur, et chaque fois qu’il revenait, il bourdonnait légèrement d’idées, attendant avec impatience leur prochain voyage dans la chandelle.
— Un collègue à Beijing pense qu’il pourrait s’agir d’une forme de berbère. La langue que vous parlez. Et, d’autres fois, de tibétain. Vous connaissez ces endroits ? Le Maroc est à l’autre bout du monde, au nord-ouest de l’Afrique. Ce sont les Marocains qui ont repeuplé al-Andalus à la mort des chrétiens.
— Ah, fit-elle, tout en secouant la tête. J’ai toujours été chinoise, j’en suis sûre. Ça doit être un vieux dialecte chinois.
Il eut un sourire, un sourire rare et agréable.
— Chinoise dans votre cœur, peut-être. Mais je pense que nos âmes errent dans le monde entier, d’une vie à l’autre.
— En groupe ?
— Les destinées des gens s’entrecroisent, comme dit le Coran. Comme les fils de vos broderies. Elles évoluent conjointement, comme les races errantes de la Terre – les juifs, les chrétiens, les Zott. Les survivantes de coutumes anciennes, qui se retrouvent sans foyer.
— Ou les nouvelles îles de l’autre côté de la mer de l’Est, n’est-ce pas ? Alors il se pourrait que nous ayons vécu là aussi, dans les empires de l’or ?
— Ce sont peut-être des Égyptiens du temps jadis, qui auraient fui le déluge de Noé. Les opinions divergent.
— Quels qu’ils puissent être, je suis complètement chinoise, c’est certain. Et je l’ai toujours été.
Il la regarda avec une lueur d’amusement dans les yeux.
— La langue que vous parlez quand vous êtes dans la bougie ne sonne pas très chinois. Et si la vie est inextinguible, comme il le semble, il se pourrait que vous soyez plus vieille que la Chine elle-même.
Elle inspira profondément, poussa un soupir.
— C’est facile à croire.
Faussement sanskrit, originellement écrit en chinois et intitulé « Lengyan jing ». L’éveil à la conscience qu’il décrit, changzi, est parfois appelé « la nature de Bouddha », ou tathagatagarbha, ou « terre de l’esprit ». D’après ce soutra, les adeptes peuvent être « soudain éveillés » à cet état de conscience supérieur.
Lorsqu’il revint, la fois suivante, pour la replonger en état de réceptivité, c’était la nuit, et ils pouvaient travailler dans le silence et l’obscurité ; de sorte qu’il semblait ne plus rien y avoir au monde que la flamme de la bougie, la chambre plongée dans la pénombre et le bruit de sa voix. C’était le cinquième jour du cinquième mois, un jour de malchance, le jour de la fête des fantômes affamés, celui où l’on honore et où l’on donne un peu de paix aux pauvres prêtas qui n’ont pas de descendants vivants. Kang avait récité le soutra Surangama, qui commente le rulai-zang, un état de vide de l’esprit, de tranquillité de l’esprit, de vérité de l’esprit.
Elle effectua les rituels de purification de la maison, jeûna, et demanda à Ibrahim de faire de même. Puis, quand les préparatifs furent achevés, ils s’assirent dans la pièce sombre, étouffante, et regardèrent brûler une bougie. Kang entra dans la flamme presque à l’instant où Ibrahim lui toucha le poignet, son pouls rapide – un pouls yin et yang. Ibrahim la regarda attentivement. Elle marmonna dans l’une ou l’autre de ces langues qu’il ne comprenait pas. Il y avait un miroitement sur son front, et elle semblait égarée.
La flamme de la bougie se réduisit à la taille d’un haricot. Ibrahim déglutit péniblement, tenant la peur à distance, les yeux plissés par l’effort.
Elle s’agita et sa voix se mit à vibrer.
— Dites-le-moi en chinois, demanda-t-il gentiment. Parlez chinois.
Elle gémit, marmonna, et dit, très clairement :
— Mon mari est mort. Ils ne voulaient pas… Ils l’ont empoisonné, et ils ne voulaient pas de reine parmi eux. Ils voulaient ce que nous avions. Ah !